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In girum imus nocte et consumimur igni (1978)
de Guy Debord
publié le vendredi 2 janvier 2015

À propos de In girum imus nocte et consumimur igni (1978).
Tentative de redressement de quelques jugements torves concernant le dernier film de Guy Debord

par Lucien Logette
Jeune Cinéma, n°137, septembre-octobre 1981.
Avec note complémentaire au 30 novembre 2014.*


 


Le situationnisme n’est pas, comme le définit le Robert "un mouvement étudiant, dirigé contre les structures existantes et les gens en place". La théorie situationniste fut un des mouvements des années soixante qui sut pousser l’analyse de la société moderne à son point de lucidité maximal. Un laboratoire d’idées qui produisit quelques notions - économie spectaculaire-marchande, contestation, récupération, détournement, survie - suffisamment riches et opératoires pour avoir survécu au mouvement. Un laboratoire d’analyses qui eut la particularité de ne jamais se tromper dans ses conclusions. Le mouvement lui-même s’est sabordé il y a presque 10 ans, ce qui n’empêche pas certains de ses anciens participants de manifester encore ponctuellement la justesse de leur réflexion.


 

Dans le douzième et dernier numéro de l’Internationale situationniste, les rédacteurs avaient classé quelques jugements concernant leur mouvement "selon leur motivation dominante". De "la bêtise" à "la démence", en passant par "le confusionnisme intéressé" ou "la calomnie démesurée", l’éventail des catégories était largement ouvert, délimitant une esthétique de la réception qui n’avait rien d’innocent. En cette fin d’année 1969, il était tout à fait normal qu’une presse complaisante à clamer le soulagement de l’après-mai 68 s’acharne à dénaturer une théorie qui avait trouvé, dans les "événements" une vérification pratique de ses analyses.

Douze ans plus tard [en 1981, NDLR], on aurait pu croire que l’éloignement historique et le changement de perspectives, permettant des réactions moins marquées, les journalistes manifestent, sinon, une sympathie, du moins une connaissance plus objective de ce qu’ils ont à traiter. Par bonheur, il n’en est rien, et les quelques articles consacrés au dernier film de Guy Debord semblent avoir été composés tout exprès pour entrer dans les anciennes catégories évoquées. Avec une moins grande variété, certes, les seules motivations semblant être la bêtise et le confusionnisme spontané, mais avec la même obstination simplificatrice et la même ignorance satisfaite.


 

Inutile de chercher lequel d’entre Le Monde, Télérama, ou Cinéma 81, emporte le titre du meilleur botaniste d’idées reçues ou du meilleur défonceur de portes battantes. Après tout il serait curieux de voir les mêmes qui s’hypnotisent sur le dernier ectoplasme benoîtjacquotien s’intéresser à un film aussi rugueux d’aspect que In girum imus nocte et consumimur igni (1) : des plans fixes, des extraits d’anciens films, un documentaire sur Venise, et un monologue d’une heure trente même pas signé par Marguerite Duras. Impossible même de lui coller le confortable label de "l’avant-garde".
Alors à quoi bon tenter de voir en ce que montrent ces plans fixes et comment le texte les éclaire, comment les extraits choisis s’intègrent métaphoriquement au discours de Guy Debord, ou sur quels moments de la narration vient s’articuler le travelling vénitien ?
Pénétré de la rassurante certitude que si l’on ne comprend rien, c’est qu’il n’y a rien à comprendre, mieux vaut se débarrasser du film en quatre bouts de phrases interchangeables, où s’entremêlent des appréciations aussi radicales que "folklore germanopratin", "révolté sans cause", ou "situationnisme hargneux" ; la belle affaire !


 

Certains y voient même un "amour déçu du cinéma", alors que s’il existe une chose dont Guy Debord s’est toujours peu soucié, c’est bien le respect du cinéma en tant que genre. Son analyse de la société en tant qu’accumulation de "spectacles" séparés, tout ce qui était directement vécu s’éloignant dans une représentation, n’avait aucune raison d’en soustraire une activité aussi propre à matérialiser "l’inversion concrète de la vie". Le cinéma, au même titre que toute production culturelle, manifestait un certain niveau de décomposition de la conscience de la société moderne. Et lorsqu’il prit la peine, en septembre 1964, de rassembler les découpages des trois films qu’il avait tournés en 1952 et 1961, il les présenta sous le titre commun de Contre le cinéma. Pourquoi utiliser un medium artistiques alors que l’on se situe résolument contre ce médium ?
Tout simplement parce que le cinéma n’était pas, par essence, malfaisant, et que, détourné de son sens consommatoire premier, il pouvait constituer un véhicule apte, comme le livre, la bande dessinée subvertie, ou le graffiti, à transmettre ce qu’on voulait lui confier (le cinéma est un domaine secondaire, mais susceptible d’un meilleur usage). Rien de foncièrement original dans cette conception d’un cinéma révolutionnaire, sinon, que dès son coup d’essai, Guy Debord avait conduit la radicalité à un niveau rarement atteint, ni avant, ni depuis. Dix-sept ans plus tard, Jean-Luc Godard, toujours à l’avant-garde, réutilisa en partie le procédé dans Le Gai Savoir.


 

En 1952, les quatre-vingt dix minutes de Hurlements en faveur de Sade comportait une heure dix d’écran noir et muet, et vingt minutes d’écran blanc sonore. (2) Provocation, certes, dans la cohérence de l’Internationale lettriste que Guy Debord animait alors.

Mais ses courts métrages suivants, Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959) et Critique de la séparation (1961) reprenaient, sans aller aussi loin dans le refus, la technique déjà utilisée pour la bande-son du premier : séquences réelles, cartons, comics, citations privées de sens apparent. (3)


 

L’ensemble correspondait à la théorie alors illustrée par l’I.S., théorie du mode d’emploi du détournement "comme négation et comme prélude", expression du dépérissement de la production artistique - ce que Jean-Luc Godard redécouvrira quelques années plus tard et que Aragon cautionnera pompeusement comme "collage". En gros, le réemploi d’éléments déjà existants dans une unité nouvelle - activité déjà exercée par Lautréamont et Duchamp, pour s’en tenir aux grands anciens - dans une perspective destructrice de dévalorisation du "passé culturel". Sans doute, s’ils avaient été exploités, ces films auraient éveillé la même incompréhension que les premiers panoramas de l’underground américains à la Cinémathèque française autour de l’années 1965.


 


 

En 1974, lorsque Guy Debord présenta La Société du spectacle, (4) le film connut un succès de curiosité. Il faut reconnaître que la déception fut à la mesure de la curiosité : le bout-à-bout de séries B américaines, même accompagné de quelques thèses de La Société du spectacle (le livre) ne paraissait pas un détournement très opérant - bien moindre en tout cas que celui effectué les années précédentes par René Viénet, autre "situ", sur deux films kung-fu, Du sang chez les Taoïstes et La dialectique peut-elle casser des briques ? (5) Il ne s’agissait plus d’un film contre le cinéma, ni vraiment pour : d’où l’impression d’inachèvement dans un sens et dans l’autre.


 

Il y a gros à parier que Guy Debord s’en fichait complètement : le film était une façon de mettre fin à une époque, celle de l’I.S. en tant qu’activité constituée : d’autres perspectives théoriques et pratiques devaient être instaurées, dans lesquelles, le cinéma n’avait que peu de place.

 

In girum imus nocte et consumimur igni

 

Il n’en est que plus étonnant de le voir, quatre ans plus tard - ( In girum… date de 1978 -, y revenir : et, caractère beaucoup plus étonnant, sous une forme accessible.
Le seul clin d’œil que se permet Debord est l’utilisation d’un extrait de son premier film (l’écran blanc), comme pour montrer la distance écoulée. Le reste, quoiqu’en écrive Jean-Patrick Manchette, pourtant très averti quant à l’I.S., n’est pas "fait ouvertement contre le cinéma, contre les spectateurs et ainsi de suite". (6) À la condition d’en posséder la clé, c’est-à-dire d’en savoir, sur les situationnistes, un peu plus que ce que le Robert en écrit, c’est même un film extrêmement limpide.


 

Après le préambule qui reprend certaines attaques contre les consommateurs culturels, déjà anciennes mais suffisamment lucides pour n’avoir pas besoin d’être actualisées, Guy Debord, dans un commentaire à la première personne, va retracer son itinéraire des dernières années, du lettrisme à l’ère post-I.S. Nostalgie, comme on s’est plu à l’en accuser ? Bien sûr, dans la mesure où personne ne revient sans émotion sur les années écoulées, surtout lorsqu’elle ont eu une charge aussi positive. Mais le regret du Paris des années 50, à l’époque où le "continent Contrescarpe" n’était pas encore une usine à bouffe, ou l’évocation de Ivan Chtcheglov, un de ses compagnon pour qui il retrouve les accents de André Breton saluant Jacques Vaché, ne participe en rien d’une faiblesse d’ancien combattant, ou de "petit marginal dépité", comme dit Télérama. Ils sont les constituants d’une histoire, les moments d’un itinéraire.


 

Le rapprochement avec André Breton n’est pas fortuit, aussi tendus qu’aient pu être les rapports entre surréalistes et situationnistes : il est temps de se rendre compte que Guy Debord est, entre autre chose, un superbe artisan du verbe. Et que sa prose, si particulière, ne se réduit pas au procédé hérité de Hegel de l’inversion du génitif, mais se fonde sur la cohérence d’un style où l’ironie se mêle à la rigueur classique. Le texte de In girum… en est un parfait exemple. Encore faudrait-il l’écouter. Quant aux extraits de films, ils ne représentent pas quoiqu’en pense Le Monde, des souvenirs d’enfance. Ils ne sont même pas employés dans l’habituelle perspective du détournement. Ils fonctionnent simplement comme un commentaire métaphorique de la bande-son, métaphores si transparentes qu’il faut être bien peu attentif pour ne pas les voir.


 

De Errol Flynn, dernier combattant de La Brigade légère, à Marcel Herrand-Lacenaire des Enfants du Paradis, en passant par le Jules Berry-Satan des Visiteurs du soir ou Zorro dans un serial non identifié, à chaque fois l’équivalence s’impose entre le narrateur et le héros solitaire, un peu criminel et vaguement diabolique.
Mythomanie ? Projection poétique, plutôt, à peine outrée lorsque l’on connaît la situation de Guy Debord, son semi-exil, sa légende dorée et l’importance occulte qu’il a conservée dans les milieux de l’ultra-gauche européenne.

Un film sur le désenchantement post-révolutionnaire ? Certes pas. Mais une pause dans le discours théorique debordien, une manière de retour sur soi à la charnière de la presque cinquantaine. Rien n’est oublié de ce qui a fait la force des idées transmise par l’I.S. durant quinze ans. Même en nos périodes de réformisme tranquille, faisons confiance à la vieille taupe révolutionnaire, toujours tenace pour conserver quelques galeries à explorer.
En 1974 et en 1981, La Société du spectacle et In girum imus nocte et consumimur igni ont été représentés entre les deux tours de l’élection présidentielle.
Il ne reste que sept ans aux critiques pour réassortir leur sottisier.

Lucien Logette
Jeune Cinéma, n°137, septembre-octobre 1981.

 

Note complémentaire (30 novembre 2014)

 

Lorsque parut, en octobre 1982, aux éditions Champ libre, Ordures et décombres déballés à la sortie du film In girum imus nocte et consumimur igni par différentes sources autorisées, l’article publié dans Jeune Cinéma n°137 n’y figurait pas.


 

Ce n’est que dans la réédition de 1999, chez Gallimard, que le texte fut ajouté, ainsi que celui de Régis Jauffret pour Art-Press, juillet-août 1981), avec la précision : "Les deux articles qui suivent ont été signalés à Guy Debord après la parution de son opuscule. Ils devaient être rajoutés comme "important additif corrigeant Ordures et décombres… à l’occasion d’une nouvelle édition" (N.d.É.)


 

Il fallut attendre 2005 et le volume 7 de Correspondance (janvier 1988-novembre 1994) (Fayard), p. 85-86, pour en apprendre plus.


 

Dans une lettre à Thomas Levin, datée du 6 mai 1989, Guy Debord écrit :
Cher Tom,
Les coïncidences étranges continuent. Je viens de lire les deux articles que tu as sortis de ta manche, hier au soir, au moment même où je te disais, avec la plus grande assurance, que j’avais mis dans Ordures et décombres toutes les critiques parues, sans faire aucune discrimination.
Eh bien ! Je découvre que si j’avais connu alors ces deux articles, je n’aurais pas pu les amalgamer aux autres sous ce titre méprisant.
Et alors, la rigueur de l’opuscule y aurait forcément perdu : parce que j’aurais dû y ajouter quelques mots de commentaires - de manu proprio ! - ou dû renoncer à le publier.
Je suis bien content de ne découvrir la difficulté que huit ans après l’heure du choix…
Merci. À bientôt.
Guy

Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe

1. In girum... sur Internet en 11 épisodes.

2. Hurlements en faveur de Sade de Guy Ernest Debord (1952), avec les voix de Serge Berna, Isidore Isou, Barbara Rosenthal, Gil J. Wolman, production des Films lettristes (64 mn).

3. Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959), avec les voix de Jean Harnois, Guy Debord, Claude Brabant (20 mn).

Critique de la séparation (1961), avec les voix de Guy Debord et Caroline Rittener (20 mn).

4. Le livre : Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet/Chastel, 1967.
Le film : La Société du spectacle de Guy Debord (1973).

5. La dialectique peut-elle casser des briques ? de René Viénet (1973). Le film détourne, par son doublage, un film chinois de Hong Kong : Crush (Tangshou taiquan dao) de Tu Kuang-chi (1972).
Bonus de la claviste : Chinois, encore un effort pour être révolutionnaires ! (Peking Duck Soup) de René Viénet, Ji Qing-ming & Al Perreault (1977).

6. Jean-Patrick Manchette (1942-1995) fut critique de cinéma dans Charlie Hebdo, Charlie Matin et Hara Kiri (1979-1982). La citation vient de La semaine de Charlie.


In girum imus nocte et consumimur igni. Réal, sc : Guy Debord ; avec Duygu Erkan (France, 1978, 100 mn).



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