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Good Night, and Good Luck (2005)
de George Clooney
publié le mercredi 15 juillet 2020

par Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe

Sortie le mercredi 4 janvier 2006


 


"L’Amérique : aimez-la ou quittez-la". Le slogan était un leitmotiv, au début des années 50, dans des États-Unis bouleversés par la paranoïa antirouge. Les agents soviétiques étaient censés avoir infiltré tous les rouages essentiels, la presse, le spectacle, l’administration, l’armée même. Cinq décennies plus tard, les terroristes ont remplacé les communistes, le USAPATRIOT a remplacé le HUAC (1) sur le rayon des acronymes, les sorcières ont changé de look, mais leur chasse est toujours d’actualité.


 

L’implantation communiste sur le sol des États-Unis était pourtant plus de l’ordre du fantasme que du danger réel : le Parti communiste américain s’était dissous en 1944 ; son candidat, Earl Browder, avait recueilli un peu plus de 45 000 voix à l’élection de 1940. L’Amérique triomphante de l’après-guerre n’était guère menacée par le collectivisme.
Il n’empêche : les débuts de la guerre froide imposaient de se regrouper autour de valeurs patriotiques, et de traquer la subversion - même dans le ciel : les premières soucoupes volantes, émissaires de Mars, la planète rouge, "apparaissent" le 24 juin 1947.


 

Vu d’ici, l’arbre hollywoodien a quelque peu caché le reste de la forêt américaine. Le renom des cinéastes contraints à l’exil - Joseph Losey, Jules Dassin, John Berry -, l’emprisonnement de dix réalisateurs et scénaristes célèbres, la liste noire qui élimina des studios des centaines de noms, soupçonnés d’avoir eu des contacts avec des organisations de gauche, tous ces faits ont conduit à faire de l’industrie du spectacle la seule victime du maccarthysme.
En réalité, Joseph McCarthy n’est jamais venu à Hollywood, se contentant de dénicher les espions à Washington. Et surtout, il n’a exercé ses basses œuvres que pendant quatre ans, entre 1950 et 1954. Le HUAC, créé en 1938, ne l’avait pas attendu pour lancer ses investigations. Une bonne partie de la répression exercée sur les milieux du cinéma n’est donc pas due au seul sénateur du Wisconsin. Mais comme le déclara Joseph Losey, de retour à New York en 1967 : "C’est trop simple de dire que c’était seulement McCarthy. Ce n’était pas McCarthy, c’était tout le monde. Et surtout tous ceux qui ne disaient rien".


 

Good Night, and Good Luck reprend un épisode peu connu de cette terreur insidieuse et qui se situe en 1953, juste avant la chute du Grand Inquisiteur : l’opposition entre Edward Murrow, journaliste-vedette de la chaîne de télévision CBS, très respecté quoique libéral de gauche, et la commission dans laquelle officiait McCarthy.
En attaquant directement celui-ci dans son émission See It Now, Murrow a joué un coup hasardeux qui a mené son adversaire à la faute : réponse dilatoire, prestation ratée lors de l’émission suivante, ce qui, même si la télévision n’avait pas alors son influence d’aujourd’hui, était rédhibitoire. Divine surprise. Exit McCarthy.


 

Le premier intérêt de Good Night est de déplacer l’action à Washington - à la différence des films précédents, Le Prête-nom ou La Liste noire (2) - donc de montrer la paranoïa en action à la source : comment McCarthy voit des sorcières partout, chez un militaire qui lit un journal serbe ou une employée de ministère qui connaîtrait quelqu’un qui aurait peut-être été syndiqué il y a quinze ans. On n’est pas loin du héros de Talkin’ John Birch Society Paranoid Blues de Bob Dylan, (3) qui trouvait décidément trop rouges les bandes du drapeau américain.

L’habileté de George Clooney est d’abord formelle : le noir et blanc du film, très travaillé, permet d’utiliser les images télévisées de 1953 et de raccorder sans faillir acteurs d’aujourd’hui et actualités anciennes : à ce niveau de reconstitution des apparences, Good Night est le docufiction le plus convaincant que nous connaissions. Certes, il y a quelque coquetterie un peu visible dans le grain contrasté de la photo, le velouté des gris et les effets de contre-jour sur les fumées des cigarettes pour signifier l’époque (ce que les opérateurs des années 50 ne se permettaient pas), mais ne chipotons pas : la mariée n’est jamais trop belle.


 


 

Le jeu des acteurs vient accentuer l’impression de vraisemblance. L’excellent David Strathairn, déjà apprécié dans les films de John Sayles, s’est glissé dans le costume de Ed Murrow sans en faire craquer les coutures, George Clooney incarne Fred Friendly, le producteur de See It Now, de façon aussi effacée qu’efficace. Chacun des journalistes de l’équipe est parfaitement représenté, la narration est sans temps mort et le huis clos étouffant. Et nous saluons avec soulagement la victoire finale des défenseurs des valeurs fondatrices - liberté, droits du citoyen - sur les forces conservatrices.


 


 

Encore une fois, David a vaincu Goliath, dans un combat qui prend une dimension exemplaire, applicable ici (enfin, aux USA) et maintenant : la Presse est le dernier refuge de la Conscience lorsque le Pouvoir dérape.
Pourquoi alors cette insatisfaction vague qui nous saisit devant ce triomphe du Chevalier blanc ? Ne serait-ce pas la sensation d’avoir été vaguement manipulé, si peu que rien, mais tout de même ? Certes, Murrow a affronté McCarthy. Mais très tard, à la fin 1953, et pour un mince prétexte (un militaire renvoyé sans procès), alors que depuis six ans le HUAC avait nettoyé Hollywood, ruiné des cinéastes, conduit des acteurs au suicide. Les époux Rosenberg avaient été exécutés, Alger Hiss et Dashiell Hammett emprisonnés, sans que Murrow en particulier et la presse en général montent au créneau. Ne serait-ce pas parce qu’en 1953, le temps était venu pour le Pouvoir de se débarrasser de McCarthy, devenu encombrant à force d’obstination aveugle, et que la presse, bien aiguillonnée, pouvait être utile ?


 

Si le sénateur est tombé en 1954, ce n’est pas à cause de See It Now, mais pour des raisons de basse police - il avait refusé de justifier une transaction financière, et s’était "conduit de manière abusive" à l’égard d’autres sénateurs…
Dans l’affaire, les journalistes auraient joué le rôle de leurres sur lesquels s’était jeté le taureau, alors que les choses sérieuses et l’estocade se préparaient ailleurs. La disparition de McCarthy ne signifia pas celle du HUAC : la commission ne fermera boutique qu’en 1975 et la liste noire perdura à Hollywood jusqu’en 1960. La presse n’a été qu’un des instruments de l’organisation du spectacle ; ce n’était ni la première, ni la dernière fois - voir sur le sujet Le Bibliothécaire de Larry Beinhart (Série Noire, 2005), aussi pertinent que son Reality Show (1995) de réjouissante mémoire. Affaire à creuser. Mais ne boudons pas : lorsque les méchants sont punis, c’est toujours un plaisir extrême.

Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe

1. USAPATRIOT : Uniting and Strenghtening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism (Unification et renforcement de l’Amérique pour faire échec au terrorisme par des moyens appropriés).
HUAC : House Un-American Activities Committee (en réalité HCUA) (Commission sur les activités anti-américaines).

2. Le Prête-nom (The Front) de Martin Ritt (1976) avec Woody Allen est sorti en France en 1977. La Liste noire (Guilty by Suspicion) de Irwin Winkler (1991) avec Robert De Niro, sélectionné en compétition au Festival de Cannes 1991, est sorti en France en 1992.

3. Talkin’ John Birch Paranoid Blues de Bob Dylan.

* Cet article est paru dans La Quinzaine littéraire n°917, 1er février 2006, sous le titre Tempête sur Washington.


Good Night, and Good Luck. Réal : George Clooney ; sc : G.C. & Grant Heslov ; ph : Robert Elswit ; mont : Stephen Mirrione ; mu : Jim Papoulis. Int : Jeff Daniels, David Strathairn, Alex Borstein, Rose Abdoo, Dianne Reeves, Tate Donovan, Reed Diamond, Matt Ross, Patricia Clarkson, Robert Downey Jr., George Clooney (USA, 2005, 93 mn).



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