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Bourdieu, Emmanuel (né en 1965) (e)
Entretien avec René Prédal (2001)
publié le mercredi 17 décembre 2014

Rencontre avec Emmanuel Bourdieu (né en 1965)
à propos de Candidature (2001)

Prix Jean Vigo 2001
Jeune Cinéma n°272 décembre 2001.

Cf. La critique du film


Jeune Cinéma : Le regard acéré que vous portez sur ce concours de recrutement me paraît particulièrement pertinent, parce que Candidature parle, en fait, de toute structure de recrutement de ce type. Ainsi l’embauche d’un cadre supérieur dans une entreprise ne se passe pas autrement.
Par là, vous tirez le maximum de cette situation scénaristique idéale (il y a du suspense, du tragique pour les uns, mais du dérisoire pour les autres, de la psychologie, des rebondissements, de la vertu comme de la bassesse…) et transcendez l’anecdote en véritable fable : il y a du Rohmer dans votre manière de voir les choses…

Emmanuel Bourdieu : La référence à Rohmer me touche. En effet, je crois, comme Arnaud Desplechin, qu’il n’y a pas de honte à chercher des exemples dans le cinéma des grands réalisateurs qui nous précèdent.
Or, en écrivant le scénario et le découpage, j’ai souvent pensé à Éric Rohmer et à Nanni Moretti, parce que ce sont des moralistes au sens d’observateurs cliniques d’aujourd’hui.
Notez que, d’autre part, parmi les différents modes d’interprétation du film que j’ai volontairement superposés, mon côté fleur bleue fait que j’ai laissé une lecture possible de ce qui serait une intrigue sentimentale, un peu paradoxale et bizarre quand même - c’est le moins que l’on puisse dire - entre Jean et Pauline !
Mais j’ai surtout travaillé à partir d’une situation très simple, très localisée, peu connue du grand public, et très dramatique : quand Luc Dunoyer parle "d’une question de vie ou de mort", c’est à la fois une blague et une tragédie.
Moi, j’ai essayé d’en exploiter le côté exotique, de saisir les aspects les plus étranges de ce qui se passe ; avec les règlements et la terminologie propres au milieu spécifique. C’est comme dans un livre de John Le Carré, ça a un côté roman d’espionnage avec le vocabulaire inhérent au sujet…

JC : En plus, ici, il y a le jargon philosophique.

E.B. : Oui, il s’agit des termes authentiques de ma propre présentation de thèse, que j’ai découpés en dialogues et distribués à tous les personnages. Alors dans le film, c’est amusant, et pourtant, j’ai obtenu mon doctorat en disant exactement ça.
C’est donc efficace et très sérieux.

Mais tout est généralisable, parce que je décris un rite de passage comme nous en avons tous vécu. C’est une histoire de profs, mais tout le monde pourra y reconnaître quelque chose. D’autant plus que chacun est passé par l’enseignement quel qu’en soit le niveau, donc a été souvent dans cette situation d’être examiné.
Mais je voudrais que l’on puisse se dire parfois "Tiens, c’est comme dans un polar", ou que certains y voient un combat, car ils ont été davantage sensibles à l’aspect polémique. Après tout, il y a un duel à la fin, donc c’est aussi un western !

JC : Vous surprenez violemment le spectateur à la fin en faisant changer radicalement la victime, Luc Dunoyer, qui devient aussi odieux que les deux autres.

E.B. : Au départ, ce qui m’intéressait, c’était le point de vue de Jean, poursuivi par une culpabilité, et qui va tout faire pour se racheter, non sans d’ailleurs être très complaisant dans son remords. Ce qui énerve Pauline, qui pense que vouloir se racheter dans la vie est absurde ; elle est à la fois sympathique et terrifiante.

Moi je voulais que Jean, en se rattrapant, crée paradoxalement un être monstrueux. En effet, au moment où il croit enfin s’être débarrassé de sa faute, il en commet une autre encore plus énorme, en donnant naissance à un véritable monstre, qui doit beaucoup à la performance de l’acteur Scali Delpeyrat.
Mais ce retournement est une conséquence des agissements de Jean.

À l’opposé, Pauline est le personnage qui garde la note. C’est le rôle de la constante, que je crois nécessaire au bon déroulement d’un scénario : elle reste, du début à la fin, clairement et lucidement méchante, c’est ce que j’aime bien.

Quant à Jean, il évolue grâce à elle. Dans le bus, il l’offense en l’ignorant : il ne se souvient pas de son nom, et, sans doute par misogynie inconsciente, il ne pense pas un seul instant qu’elle puisse représenter un danger. Il faudra qu’elle lui dise qu’elle a couché avec le président - pour moi, c’est un pur mensonge, mais Jean, et sans doute le spectateur avec lui, la prennent au sérieux - pour qu’il voie en elle une concurrente peut-être redoutable.
Pauline est donc la plus forte des trois, et si elle paraît quand même amoureuse de Jean, c’est qu’elle doit penser qu’il pourrait être un type bien, mais n’a pas été, dans ces circonstances, à la hauteur … sans doute démoli par son travail de thèse !

Bien sûr, je livre là mon interprétation personnelle, et me rends compte que je suis en train de raconter un vrai conte de fées : Pauline décide donc de soumettre Jean à une épreuve initiatique très forte, si bien que dans la scène de la commission, ce n’est plus Dunoyer qui passe l’examen devant le président, mais Jean qui le passe devant Pauline !
Et comme il a enfin agi - pas très brillamment, mais il a essayé - , Pauline le juge digne, cette fois, d’aller manger avec elle chez sa grand-mère !
Il a d’ailleurs poussé un certain nombre de portes et longé des couloirs assez inquiétants pour que l’impression de rite de passage d’un état à un autre puisse devenir sensible : sans doute est-il en somme devenu enfin adulte lorsque, dans ce film monté très court, je le laisse longuement en plan séquence franchir la dernière porte et que je garde à l’image le battant qui se referme.

Il est vrai qu’à côté des trois individus, j’ai voulu traiter aussi le bus et les bâtiments de la fac comme de véritables personnages qui jouent un rôle important.
C’est la part artistique du cinéma que je cultive au tournage, alors qu’au stade du scénario, je m’en tiens à une grande rigueur logique. Les lieux sont également très prégnants : la fac vide d’étudiants n’est guère réaliste, mais elle constitue un beau décor traumatique. Avec ses escaliers étroits et l’herbe qui surgit des carreaux devant la porte, elle relève à la fois de ma vision de l’Université, mais aussi de la subjectivité de Jean qui vit un véritable cauchemar. Le texte de Descartes est d’ailleurs là pour suggérer cette lecture puisqu’il s’agit de la dialectique rêve-réalité.

JC : Ne va-t-on pas vous reprocher de montrer le monde des universitaires de manière très négative ?

E.B. : Il est clair d’abord que je ne présente dans ce film que les mauvais côtés d’une institution possédant par ailleurs de nombreux aspects très positifs.

Mais la "non-action" de Jean (il ne réveille pas son rival) est métaphorique de toute une série de dysfonctionnements de cette procédure, et certains agissements de ces commissions - organisant par exemple des "concours" sur postes attribués d’avance - sont au moins aussi graves que la bassesse du candidat. Je les ai personnellement subis. C’est un monde très dur, mais mon film n’est pas un combat syndical ou politique.
De plus, je ne saurais me comparer à Brecht… sinon que j’ai fait écouter à mon musicien L’Opéra de quat’ sous de Kurt Weill, en plus de la musique des films de Moretti pour qu’il compose sa partition ! C’est en effet un tango. Or le tango mélange plusieurs genres, notamment d’un côté le mélodrame, de l’autre la fête et la séduction.

Alors Candidature souffle le comique et le tragique, par exemple quand la candidate "locale" est totalement tétanisée par le petit mot - probablement "il ne reste plus que deux minutes" - que Jean lui fait passer en plein milieu de son exposé. De même quand Jean se met à courir, c’est une fuite émouvante, mais le personnage est ridicule.

La dominante est en tout cas comique : j’en ai fait une comédie peut-être par pudeur.

À un moment, j’ai eu très peur qu’on m’accuse de faire un film de ressentiment, et ce qui m’a sauvé est d’avoir assumé cette rancœur : oui, il y a un fond de rancune, mais je suis persuadé qu’on peut faire de bons films avec de très mauvaises intentions !

Alors disons que la mauvaise part de moi-même s’est exprimée dans cette drôlerie acerbe.
J’ai souvent pensé à La Dame du vendredi (His Girl Friday) de Hawks (1940), dans lequel Cary Grant incarne un journaliste terriblement méchant, et dont les situations sont cruelles, même si le film demeure une comédie.
C’est ce goût aigre-doux que je vise.

Propos recueillis par René Prédal
Café des Images d’Hérouville-Saint-Clair, novembre 2001

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