home > Films > On connaît la chanson (1997)
On connaît la chanson (1997)
de Alain Resnais
publié le jeudi 21 janvier 2021

par Lucien Logette

Jeune Cinéma n°246, novembre 1997

Prix Louis-Delluc 1997
Sélection officielle de la Berlinale 1998

Sortie le mercredi 12 novembre 1997


 


Il y a les films qu’on regarde d’un œil et qui vous sortent par l’oreille, ceux qui ne laissent pas d’autres traces qu’un ticket froissé au fond d’une poche, ceux qui permettent de rêver à autre chose, ceux qui vous font regretter de ne pas aller plus souvent au théâtre, ceux devant lesquels on aimerait pouvoir s’endormir si la bande-son n’était pas aussi dérangeante, ceux qu’on a hâte de voir s’achever pour aller chercher dans la salle voisine - le seul intérêt des multiplexes - le miracle toujours espéré de l’émotion, ceux qui vous font promettre de ne pas se réabonner à on sait quoi, ceux qui vous énervent, ceux qui vous rétractent, ceux qui vous font tomber les bras, ceux qui vous sortiraient de vos gonds, ah mais !, ceux qui vous annihilent et ceux que ça n’en vaut même pas la peine. Et tout ceci n’est pas un procédé pour hommager Jacques Prévert - à propos, prière de ne pas rater l’excellent "Découvertes-Gallimard" paru, merci Bernard, il y a quelques mois, sur le sujet, et dont on n’a pas dit ici tout l’agrément qu’on y a trouvé -, (1) mais un panorama exact de quelques récentes semaines de fréquentation des salles obscures et de notre accablement navré récurrent devant certaines œuvres.
Certains, ici même, ne partagent pas nos déplaisirs - personne n’est parfait, et on ne reviendra pas sur la pluralité rédactionnelle de la revue. Mais on a envie de le communiquer de temps en temps, et autrement qu’en un paragraphe éditorial, notre refus d’un cinéma du n’importe quoi, de la complaisance, de la retape, du misérabilisme satisfait, de la facilité et du nombrilisme. Certes, il y a eu en même temps Tsai Ming-liang, Curtis Hanson et Takeshi Kitano (tous des métèques) et, en partie seulement, Robert Guediguian, le bilan n’est donc pas entièrement négatif. Mais que d’énergie perdue, de temps gaspillé et de phynance évaporée.


 

Et ce que l’on n’attendait plus se produit : la rencontre miraculeuse, éblouissante, lustrale et jubilatoire, qui nous laisse pantois et réamorce la pompe à rêves, recharge suffisamment nos batteries intimes pour affronter à nouveau quelques trimestres sans chef-d’oeuvre. La rumeur avait couru la ville, alimentée par les quelques heureux peu nombreux qui avaient vu le film en projection privée : "le Resnais est génial". De quoi faire la fine bouche parce que rien n’est plus énervant que ces bruissements de terrasses et de comptoirs, où se mettent en place la plupart des rejets ou des emballements fabriqués qui vont tricoter la carrière d’un film. Il était de bon ton, après I Want to Go Home, d’annoncer que Alain Resnais était fini, qu’il était temps de réévaluer les œuvres précédentes, qu’un cinéma aussi lourdingue était révolu, que ses meilleurs films étaient ceux qu’il n’avait pas faits (Harry Dickson, par exemple), que, de toutes façons, à son âge, etc. Enterrement de première classe que les variations époustouflantes de Smoking/No Smoking allaient rendre prématuré. Mais enfin, on ne devait voir là qu’un chant du cygne, somptueux, comme il se doit - et les Tribulat Bonhomet de la rumeur de tirer l’échelle pour s’intéresser au vrai cinéma moderne. D’où notre méfiance devant les premiers échos autour de On connaît la chanson - trop beau pour être vrai, cet enthousiasme, il y avait du complot là-dessous, comme une façon de couronner avant de l’immoler une bonne fois cette dérangeante statue du Commandeur.


 

Mais comme des gens qu’on estime pour leur clairvoyance, bien qu’ils signent dans d’autres sommaires que le nôtre, entonnaient eux aussi le même péan, on avait fini par se laisser convaincre que quelque chose de grand nous attendait le 12 novembre 1997, date de la sortie. Et puis le hasard magnanime, sous la forme de André Dussolier arrivant au Festival de Tours (Acteurs/Acteurs) (2) avec une copie sous le bras, nous offrit cette gâterie sans égale : la première projection de On connaît la chanson devant un "vrai" public, pas celui du Club Gaumont ou du Club 13, non, un public avec des vraies personnes, jeunes, vieilles, payantes, et tourangelles. Un public neuf, forcément indifférent à la rumeur parisienne et vierge de tout préconditionnement critique, et qui peut se permettre de juger sur pièces. Et capable de se dresser spontanément comme un seul spectateur, les 115 minutes écoulées, pour tresser à André Dussolier une couronne d’acclamations qui ne doit rien à la politesse et tout à l’euphorie partagée.


 

Euphorie. Tout est là, dans cette sensation de plus en plus rare d’une adéquation entre salle et écran, qui explique les étonnants scores de films comme Les Virtuoses ou The Full Monty, alchimie mystérieuse qui permet à une œuvre et à son public de se rejoindre, en un précipité imprévisible qui ne doit rien à la fabrication (voir quelques flops récents, malgré le marketing et le service après-vente). La vibration collective qu’on a senti s’établir ce soir-là dans la grande salle de l’Olympia, cette connivence ravie au fil de la projection, ces bouts de refrains repris mezzo voce, les sourires que n’effaçaient pas le retour de la lumière, tout était sous le signe de la rencontre commune. Il nous a semblé, il nous semble toujours, sans avoir encore revu les film que Alain Resnais venait de réussir là un oiseau rare, le grand film populaire capable de satisfaire tout le monde, sans démagogie ni auteurisme.

De toutes façons, on est toujours prêt à tout attendre de sa part. Il n’y a pas d’exemple, dans le cinéma du monde entier et d’ailleurs, de cinéaste qui pratique ainsi l’écart absolu d’un film à l’autre, qui, au lieu d’exploiter sereinement son fonds de commerce, comme certain moraliste des quatre saisons ou autre rollois avisé, remet à chaque fois tout en question, forme et méthode, réalisant des prototypes (le mot est de André Dussolier), sans référence ni descendance. Le seul qui n’ait jamais signé un scénario ni écrit un dialogue, et qu’on retrouve à travers chacun de ses films comme s’il en était l’auteur complet. Capable en quarante ans d’aller de Hiroshima à Paris sans prendre une ride, gagnant au contraire en légèreté sereine et en sagesse rigolarde. Forever young.
Qu’il puisse réaliser aujourd’hui un film aussi simplissime, aussi joyeusement enlevé, d’une lisibilité parfaite n’étonnera que ceux qui ne sont jamais revenus de Marienbad. Les autres savaient déjà que Alain Resnais aimait rire - en témoignent La vie est un roman, I Want to Go Home et Smoking...
Car on rit (presque) constamment devant On connaît la chanson, entre la visite guidée des Tuileries qui ouvre le film et le travelling arrière à travers l’appartement dévasté par la réception qui le clôt (et qui rappellera aux fanatiques le même mouvement dans un lieu semblable qui achève Muriel ). (3) On rit, car Alain Resnais - et même si le scénario est dû à Agnès Jaoui & Jean-Pierre Bacri, qui, après Cuisine et dépendances, Un air de famille et Smoking..., s’affirment comme les Comden et Green de la comédie à la française - ne nous entretient que de choses réjouissantes : l’amour qui s’éteint, l’amour qui s’égare, l’amour transi, l’identité qui se cherche, le stress qui galope, l’angoisse qui étreint. Ce ne sont que couples qui se séparent, se trompent, s’illusionnent, qu’hypocondriaques en détresse et spasmophiles en pâmoison.


 


 

On ne sait pas si "tout ça, ça fait d’excellents Français..." (une des chansons qui n’est pas chantée ici) - ça fait en tout cas d’excellents personnages, parfaitement chargés du poids de leurs névroses, bien de leur lieu et de leur temps, dérisoires et attachants. Personnages en quête de vérité (ils sont six, on peut donc utiliser tous les clichés des titres pirandelliens), en quête de tout ce qu’on voudra, de bonheur, d’amour, de dignité - il faut voir André Dussolier revendiquer son statut d’auteur de pièces radiophoniques sous les hoquets de rire de son interlocutrice, ou Agnès Jaoui annoncer pour la ixième fois à des gens qui s’en contrefichent le titre de sa thèse sur les chevaliers-paysans de l’an mil autour du lac de Paladru, (4) affirmant chacun son droit à une occupation somptueusement inutile - humains, désespérément humains : petits, médiocres, rétrécis, et en même temps généreux, lyriques, rêveurs, amoureux.


 

Impossible de ne pas se retrouver, par instants ou totalement, dans les uns et les autres : l’hyper efficacité brouillonne de Sabine Azema, l’indécision zombique de Pierre Arditi, l’assurance fragile de Agnès Jaoui, la schizophrénie rêveuse de André Dussolier, la vantardise inquiète de Jean-Pierre Bacri. Il n’y a que Lambert Wilson en marchand de biens sans états d’âme qui échappe à toute velléité d’identification - Quoique...
Empruntons à Roger Tailleur, puisque sa relecture a constitué un des plus rares plaisirs de ce bel octobre 1997. "Comme, en amour, il faut avoir le sens de la propriété et même celui de l’avarice, les très beaux films donnent le désir, forcément voué à l’échec, d’en dresser l’inventaire exhaustif. Échec forcé, puisque seuls les films innombrables peuvent ainsi susciter la manie du recensement : cercle vicieux, cercle délicieux." (5)


 

On aimerait avoir le loisir d’inventorier totalement On connaît la chanson, même en sachant qu’on ne parviendrait à rien d’autre qu’à établir la somme de ses composants - en quelque sorte, tout ce qu’il y a dans le film, moins le film lui-même. On aimerait reprendre chaque personnage à son tour, tenter d’en percer le mystère. Excepté Lambert Wilson, décidément sans zones d’ombre sinon ses escroqueries immobilières, aucun personnage n’est ici ce qu’il paraît être. Entre ceux dont on ne sait rien - impossible au terme de l’histoire de connaître la nature de l’activité si prenante de Sabine Azema, ni les occupations, salariées ou amoureuses, de Pierre Arditi -, ceux qui pratiquent clairement le double jeu - André Dussolier, écrivain et agent immobilier, Agnès Jaoui, conférencière et thésarde - et celui qu’on soupçonne de cacher le sien - Jean-Pierre Bacri, époux couvert de maîtresses, et dont le métier n’est révélé qu’en fin de parcours -, il y a de quoi se livrer au travail biographique, pour reconstituer à l’inverse ces fameux CV que Alain Resnais fabrique afin de lester ses personnages de l’exacte dose de vécu antérieur qui lui semble nécessaire. Certes, on n’obtiendrait ainsi sans doute rien de plus qu’une fiche signalétique - encore une fois, les ingrédients du potage en sachet, moins l’eau et la pincée de sel du chef. Mais ils nous sont si proches, ces personnages, on les a tellement pris au sérieux pendant les presque deux heures de leur apparition, à travers leurs stéréotypes dérisoires, qu’on souhaiterait les conserver avec nous plus longtemps, les sortir de notre poche (Agnès Jaoui surtout, qu’on trouve éminemment touchante) en cas de besoin, comme l’héroïne d’un lointain film de Pierre Kast.


 

On sait que Alain Resnais a tenu à ce qu’aucun extrait musical ne soit utilisé dans le lancement publicitaire - ce qui nous vaut une bande-annonce en talking songs particulièrement savoureuse, et paradoxalement plus juste pour rendre la tonalité du film que des morceaux chantés. Le secret étant de Polichinelle - on savait depuis longtemps que des chansons célèbres, dans leur version d’origine, venaient ponctuer l’action -, il ne s’agissait pas d’augmenter le mystère tout relatif règnant autour du film, mais de conserver au spectateur l’effet de surprise. Effet garanti, même en étant prévenu : lorsque l’acteur inconnu qui incarne von Choltitz en 1944 entonne avec la voix de Joséphine Baker "J’ai deux amours", la première réaction est de l’ordre du dérangement, comme devant un collage inconvenant. Mais comme on se pique de culture, et que les Jocondes à moustaches ne nous effraient plus, il suffit de quelques secondes pour se prendre au jeu, un jeu qui ne s’arrêtera pas avant le générique final et qui nous offrira toute la gamme des émotions choisies : la sympathie lorsque Jean-Pierre Bacri - Henri Garat entonne(nt) "Avoir un bon copain", la connivence lorsque Pierre Arditi - Serge Gainsbourg chante(nt) "Je suis venu te dire que je m’en vais", l’admiration devant l’intelligence du choix lorsque Agnès Jaoui - Arletty et Lambert Wilson - Jean Aquistapace reprennent "Et le reste", la franche rigolade quand Sabine Azema - Sheila brame(nt) "L’école est finie" ou que André Dussolier - Johnny Halliday marche(nt) sur Lambert Wilson en ânonnant "Qu’est-ce qu’elle a, ma gueule ?".


 

Le plaisir est tel qu’on ne se contente pas d’attendre la prochaine, mais qu’on imagine ce qu’on chanterait à la place des personnages, glissant des chansons là où il n’y en a pas ou en choisissant d’autres que celles proposées. Difficile de résister - au vu du souvenir, il y a au moins une trentaine d’interventions musicales, parfois quelques mesures, parfois plusieurs couplets, comme pour "Je ne suis pas bien portant" de Ouvrard - à cette interactivité offerte, et on s’est surpris plusieurs fois à reprendre, sans honte aucune, au refrain.


 

Alain Resnais avait déjà intégré à un film des éléments existants. On se rappelle comment, dans Mon oncle d’Amérique, des situations déjà jouées par leurs vedettes favorites (Jean Gabin, Jean Marais et Danielle Darrieux) venaient parasiter des situations vécues par les trois héros (Gérard Depardieu, Roger-Pierre et Nicole Garcia), chacun ajustant son comportement selon une image fantasmée et structurante. Rien de tel ici. La chanson est une propriété collective, un grand fonds commun dans lequel chacun vient piocher en fonction de son besoin et de son émotion, jamais mieux traduite qu’à travers des strophes mille fois entendues : Alain Souchon, Édith Piaf, Michel Sardou ou Albert Préjean passent ainsi d’une bouche à l’autre sans que l’on s’étonne, et surtout sans que l’on puisse identifier un personnage à un chanteur - excepté Jane Birkin, la seule à chanter avec sa voix, dans une courte séquence, bouleversante parce qu’elle est la seule à ne pas se dissimuler sous un sentiment d’emprunt. Ce n’est pas la recréation nostalgique d’instants partagés, qui irriguait le beau Distant Voices, Still Lives de Terence Davies, (6) c’est simplement la démonstration de la puissance de la rengaine qui, au-delà des différences de génération ou de statut social, gouverne, malgré qu’on en ait, nos affects.


 

On avait jadis écrit ici-même, à propos de Alain Resnais (La vie est un roman, peut-être), combien rendre compte de ses films consistait à tenter de retenir une poignée d’eau. On peut accumuler des traces, dresser des itinéraires, inventorier des preuves, multiplier les entretiens ou se mettre à plusieurs pour produire 400 pages, il subsiste un noyau dur qui fait, qu’une fois démonté, le film demeure étranger, irréductible à la mise en pièces, et continue son chemin, impavide et évident.


 


 


 

On pourra inscrire un résultat, constater que des acteurs ailleurs intéressants sont, chez lui, inoubliables, vérifier d’un film à l’autre ses architectures trompeuses - pas plus que les couloirs de Marienbad, l’appartement de Muriel, ou le château du comte Forbeck-Beckford, le duplex de On connaît la chanson n’est descriptible -, compter si les méduses de la dernière séquence sont plus nombreuses que les phosphènes de L’Amour à mort, montrer comment les chansons sont annoncées ou reprises sur la bande-son, à la limite parfois du perceptible, mesurer les déplacements, les croisements et les esquives dans un Paris inidentifiable - quel est cet immeuble de bureaux ouvrant sur un cimetière sans porte ? -, on pourra analyser, proposer, supputer, s’interroger, décrire, rien n’y fera. La carte n’est pas le territoire. Et c’est tant mieux - où serait, sinon, notre plaisir incessant de la redécouverte ?

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°246 [novembre 1997]

1. Bernard Chardère, Jacques Prévert. Inventaire d’une vie, Paris, Gallimard, 1997.

2. Au Festival Acteurs Acteurs de Tours 1997, 7e édition, cartes blanches à Michel Deville, André Dussolier, Anouk Grinberg et Didier Sandre (21-26 octobre 1997).

3. Muriel ou le Temps d’un retour de Alain Resnais (1963), avec Delphine Seyrig, a été réalisé après Hiroshima mon amour (1959) et L’Année dernière à Marienbad (1961).

4. Éric Verdel & Michel Colardelle, Les Chevaliers-paysans de l’An mil. Au lac de Paladru, Errance Éditions, 1993.

5. Roger Tailleur, Viv(r)e le cinéma, Actes Sud / Institut Lumière, 1997.

6. Distant Voices, Still Lives de Terence Davies (1988).


On connaît la chanson. Réal : Alain Resnais ; sc Jean-Pierre & Agnès Jaoui ; ph : Renato Berta ; mus : Bruno Fontaine ; mont : Hervé de Luze ; déc : Jacques Saulnier. Int : Agnès Jaoui, Sabine Azéma, Jean-Pierre Bacri, André Dussolier, Pierre Arditi, Lambert Wilson, Jane Birkin, Jean-Paul Roussillon, Nelly Borgeaud, Jean-Pierre Darroussin, Claire Nadeau (France, 1997, 115 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts