Mannheim 2003 II
Zoom sur l’Europe du Nord
publié le dimanche 21 décembre 2014

Mannheim, 20-29 novembre 2003, 52e édition

Les films d’Europe du Nord
par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°290, été 2004

Voir le programme, les jurys et le palmarès

Le Festival de Mannheim-Heidelberg est décidément un de ceux auxquels Jeune Cinéma est le plus attaché.

D’abord à cause de l’habileté de son organisation : chaque film est projeté au moins une fois dans une des neuf salles des deux villes.
Ensuite, par la qualité de la sélection : en 2003, une seule main était suffisante pour compter les œuvres oubliables.
Enfin, par l’impression constante de découverte, la programmation n’étant constituée que de premiers ou de seconds films venus de pays peu fréquentés ou carrément inconnus. Chaque projection est un test à l’aveugle ; les génériques ne nous apprennent rien, les films sont d’une virginité merveilleuse, sans bagages et tous égaux sous le regard.

Emportée par son goût pour l’exotisme, Andrée Tournès a choisi d’aller explorer les lointaines Amériques et l’Europe des confins.

Nous nous limiterons donc aux pays de l’Europe du Nord, particulièrement bien représentés - vingt films le long d’une ligne (courbe) reliant Bruxelles à Helsinki.
Et sur ces vingt films, quinze valaient le détour, dix auraient constitué un cru de qualité pour une Semaine cannoise de la Critique, et cinq mériteraient une sortie française avec éclat.

J’ai toujours voulu être une sainte, affirme l’héroïne (Marie Kremer, remarquable) du film belgo-luxembourgeois du même titre (Geneviève Mersch, 2003).
Sainte, peut-être pas, mais horripilante, assurément, avec son syndrome de la bonne Samaritaine acharnée à faire le bonheur des gens qui ne lui en demandent pas tant. La réussite du film est de rendre tout de même attachante cette enquiquineuse obstinée, en multipliant les traits étranges, comme sa fascination pour un champion automobile mort en course parce qu’elle a croisé les doigts au mauvais moment ou sa théorie de l’effet boomerang de l’acte du Bien.

Le Danemark était présent en force, avec cinq films - on ne s’en plaindra pas, puisque c’est de la péninsule que provenaient les années précédentes les titres les plus mémorables.
Passons sur The Five Obstructions, de Lars von Trier et Jørgen Leth, repris depuis à Paris, l’abominable Tvilling (Hans Fabian Wullenweber, 2003) où la belle Tryne Dyrholm s’est égarée, et Baby (Lisa Wendel, 2003) qui accumule trop complaisamment les signes de la désespérance.

Mais Fear X (Nicolas Winding Refn, 2003) est un grand thriller paranoïaque, dans lequel un vigile (John Turturro) part à la recherche de l’assassin de sa femme, le retrouve et l’élimine.
L’argument ainsi réduit ne rend pas compte de la qualité du scénario, cosigné par Hubert Selby Jr (sans doute l’ultime travail de l’auteur de Last Exit to Brooklyn). L’Amérique profonde (l’action se déroule dans le Montana) vue par un Danois est plus vraie que nature, l’engrènement onirique des situations fait du film un cauchemar au ralenti, qui lorgne sans faiblir du côté de Lynch : le rouge obsédant d’un couloir d’hôtel, un ascenseur qui n’ouvre que sur le noir, une mare de sang à éclipses, l’angoisse qui naît constamment du surgissement d’éléments incongrus mais jamais gratuits. Turturro est éblouissant, aussi puissant dans l’inaction somnambulique que Billy Bob Thornton en barbier chez les frères Coen. (1)

À l’autre extrémité de la palette des genres, présenté dans la section destinée aux enfants, Hodder (Henrik Ruben Genz, 2002) est une petite perle de justesse et d’invention.
Le gamin du titre ne rit ni ne ment jamais, s’exprime avec le sérieux d’un adulte, vit avec son père (la mère est morte) une relation de complicité exclusive. Le film balance constamment entre la réalité le plus apparente (les méchants camarades qui lui recommandent toujours de bien embrasser sa mère, l’élève islandaise spécialiste des casse-croûte répugnants) et l’irréalité la plus décalée (l’institutrice en odalisque, le roi dans sa Cadillac volante).
On peut le ranger dans la catégorie des grands films pour enfants à déguster à tout âge - Princess Bride, Willy Wonka and the Chocolate Factory ou le Pinocchio de Comencini. À conseiller à nos amis de l’UFFEJ…

Aucun film norvégien cette année (Kitchen Stories aurait-il été la seule réussite en 2002-2003 ?), mais deux Suédois et trois Finlandais.

Côté suédois, Sprickorna i muren (Une brèche dans le mur) de Jimmy Karlsson (2003), et Miffo de Daniel Lind Lagerlöf (2003) nous ont fait redécouvrir le plaisir de la narration classique.
Dans Une brèche, un prof de maths dépressif, exilé volontaire dans le Nord du pays, découvre un génie des chiffres à l’état sauvage qu’il va tenter d’arracher à son avenir de garagiste de père en fils et à ses copains loubards. Un environnement très précisément décrit - la fin des années 70, une usine rachetée par les Américains, des ouvriers en lutte - et des rapports fouillés entre des personnages désenchantés font oublier les quelques minutes finales où la force du Destin devient un peu démonstrative.

Quant à Miffo, c’est une comédie, plaisante et bien rythmée, dans laquelle un personnage incongru (un prêtre jeune, beau, intelligent, mais indécis) passe son temps à se flanquer dans des situations qu’il ne maîtrise jamais : une chambre louée chez son ex-fiancée, une paroisse à l’effectif squelettique, une jeune handicapée, belle, drôle, mais vêtue comme une "Polish whore", dont il tombe amoureux. Le décalage entre le héros coincé et son éclatante groupie, toujours prête à dynamiter les situations, est, certes, une figure héritée de la screwball comedy, mais revisitée avec talent, elle produit quelques séquences hilarantes.

La comédie finlandaise de Johanna Vuoksenmaa, Nousukausi / Upswing (2003), n’atteint pas la finesse de celle de Lind Lagerlöf.
Le couple d’anciens riches découvre, à sa porte, un Tiers-Monde où l’argent a encore une valeur, puisqu’il n’y en a pas, où la convivialité existe, où les tables de cuisine sont un lieu d’étreinte adultère brutale.
Le film s’effiloche dans les dernières minutes, mais contient quelques scènes fort réussies dans la description du petit monde des chômeurs et de la survie débrouillarde.

Le ton change avec Broidit (Frères) d’Esa Illi (2003), histoire de deux frères installés l’un à Helsinki, l’autre à Parnü, en Estonie, de l’autre côté de la Baltique. Cela ne va pas fort pour l’un (mariage en quenouille), cela ne va pas du tout pour l’autre (leucémie). L’autre revient voir l’un, après trois ans de disparition, puis l’un va chercher l’autre, reparti en Estonie auprès de sa femme et de son enfant. Le film commence et s’achève par la dispersion des cendres de l’autre du haut d’une falaise. C’est, comme chantait A.O. Barnabooth, "triste comme un jour d’hiver sur la mer grise", mais émouvant, sans chavirer dans le pathos.

Enfin, dernier représentant finnois, Eila de Jarmo Lampela (2003), est un petit joyau, qui nous conte la vie difficile et le manque de conscience de classe d’une technicienne de surface, accablée d’un fils, crétin buté sortant de prison et d’un concubin aboulique et chanteur de rock.
Malgré son refus de faire grève, elle est virée comme les autres et décide de se battre, aidée par le petit-fils, avocat, d’une de ses clientes (elle fait des ménages). Le film est réjouissant, d’abord parce qu’il se termine par la victoire du prolétariat – on peut encore rêver -, mais aussi par la justesse avec laquelle il montre les conditions de l’exploitation doucereuse et par son refus de faire de ses créatures des héros positifs. Aucun prêchi-prêcha, aucune volonté didactique : l’ombre des très grands Ken Loach n’est pas loin.

Enfin, attribuons la Palme de l’étrangeté intemporelle à Prevashenie (2002), superbe adaptation par Valery Fokin de La Métamorphose.
Les transpositions réussies de Kafka à l’écran sont rares. Le directeur du Centre Meyerhold de Moscou signe là, à presque 60 ans, un premier film qui allie beauté visuelle, intelligence et fluidité du récit.
Evgueni Mironov devient sous nos yeux, sans truquage, par des battements de doigts ou de pieds serrés, par quelques borborygmes, un parfait cancrelat, et la désagrégation de la cellule familiale, toute en haine et sadisme feutré, accompagne la dégradation de Grégoire Samsa.
Ce quasi huis-clos d’une heure trente (excepté quelques plans magnifiques de Prague sous la pluie) nous a laissé ébahi - et étonné qu’aucun distributeur français n’ait encore découvert ce chef-d’œuvre.
Allons, Monsieur Océan et Madame Diaphana, encore un effort…

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°290, été 2004

(1) Fear X de Nicolas Winding Refn sort à Paris le 22 septembre 2004, sous le titre d’Inside Job (2003). Qu’il ne faut pas confondre avec le Inside Job de Charles H. Ferguson (2010).

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