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Pontecorvo, Gillo (1919-2006) (e)
Entretien avec Ginette et Jean Delmas
publié le mercredi 13 octobre 2021

Rencontre avec Gillo Pontecorvo (1919-2006)

À propos de La Bataille d’Alger (1966)
Jeune Cinéma n° 17, septembre-octobre 1966


 


Jeune Cinéma : Comment avez-vous été amené à tourner La bataille d’Alger ) ?

Gillo Pontecorvo : À l’origine, j’avais eu le désir de tourner un film appelé Paras, à vrai dire pas sur la guerre d’Algérie ni sur les événements historiques. Je voulais montrer un personnage moderne, un individu inspiré par le mythe de l’efficacité, mais avec un certain vide intérieur. C’est ma recherche de ce type d’homme - un produit jeune d’une société industrialisée - qui m’a amené à m’intéresser à la guerre d’Algérie. Ce projet n’a pu se réaliser car l’acteur sur lequel je comptais n’était pas libre au moment où le producteur voulait faire le film.


 

Puis les Algériens sont arrivés. Ils avaient pensé à Francceso Rosi et à Luchino Visconti qui n’était pas libre, et moi, cela m’intéressait parce que j’avais déjà étudié la question. Ce qui me tentait surtout c’était de faire un film sur une époque si lourde de sentiments, de douleurs, d’espoirs. C’est tout proche de ce que j’aime dans le cinéma ; parler de la dureté de la condition humaine avec - si ce n’est pas trop c... de le formuler ainsi - une sorte de tendresse et de pitié.


 


 

J.C. : Qui a choisi dans la guerre d’Algérie [’épisode précis : La Bataille d’Alger ? Les Algériens ou vous ?

G.P. : Les Algériens. Mais ce choix me plaisait parce qu’il représentait quelque chose de bien délimité, autrement le sujet aurait été trop vaste. C’était aussi la période la plus dure.
D’autre part, l’OAS. m’intéressait beaucoup moins. Ceci dit, j’ai posé comme condition de faire exactement ce que je voulais, car je tenais à ce que ce ne soit pas un film de propagande. Et j’ai fait ce que j’ai voulu, un film sur le déchirement, les conditions âpres de la lutte, sans mettre l’accent sur la répression. J’aurais voulu appeler mon film Naissance d’une nation, ou L’Enfantement dans la douleur. C’est le moment du grand espoir initial, celui qui a été mis dans la grève générale, c’est vraiment l’époque qui appelle l’adhésion la plus chaleureuse, un grand moment de joie et de douleur où je peux montrer ce que j’aime par-dessus tout : les sentiments partagés par une multitude, qui m’intéressent finalement plus que le fait lui-même.
Dans le film, on sent un double registre, l’un rapide, moderne, sec, fait défiler les événements et l’autre, ce sont les points d’orgue, ceux de participation chaleureuse, quand les sentiments collectifs montent à la surface. Le grand espoir du début, le mariage, le nettoyage de la Kasbah, la grève et à la fin, le désespoir, le sentiment de la défaite, la chape de plomb.


 


 

J.C. : Dans quelle mesure avez-vous respecté l’exactitude stricte des faits historiques ?

G.P. : Mon film n’est pas un document, en ce sens que tout a été reconstruit. J’ai utilisé mon expérience du journal filmé pour rechercher une impression de vérité, le ton, le grain de la photographie des actualités. À vrai dire, les dialogues ne sont pas en son direct, mais seulement les cris, les hurlements. Il a fallu reconstituer la maison où se place le dernier épisode d’Ali, en raison de l’étroitesse de la Kasbah, mais cela a été fait d’après les photos prises dans les archives. J’ai situé un attentat à l’hippodrome, alors qu’il a eu lieu dans un stade, parce que j’avais envie de montrer les chevaux. Certains détails ont été ajoutés : par exemple les circonstances qui amènent le colonel Mathieu à donner son nom à l’opération "Champagne", ce qui est insignifiant. De même l’ultime appel du colonel Mathieu à Ali la Pointe et à ses compagnons assiégés. Il n’a jamais eu lieu, nous l’avons imaginé pour renforcer le caractère dramatique. Mais ces détails mis à part, les faits, leur date, sont rigoureusement exacts.


 


 

J.C. : À la conférence de presse, un critique italien - qui apprécie par ailleurs beaucoup votre film - vous a reproché d’une part de laisser passer trop inaperçue l’oppression coloniale, et donc les raisons du soulèvement, et d’autre part de traiter plus mal les Algériens tandis que les paras et surtout le colonel Mathieu sont montrés plus favorablement.


 


 

G.P. : Peut-être en effet le film n’a pas souligné suffisamment la situation qui était celle du peuple algérien. Je pensais qu’avec le texte préliminaire puis les images contrastées des quartiers indigènes misérables et des quartiers européens regorgeant de biens, on comprendrait. Et aussi dans la présentation d’Ali la Pointe, une musique de pitié fait contraste avec le texte très sec qui donne son signalement. Or avant, on l’avait vu dans ses derniers moments. D’autre part, est-il nécessaire, maintenant, de dire du mal des paras ? Nous sommes arrivés à la naissance de la nation et de la liberté. C’est pourquoi dans les scènes de torture, on donne une musique de pitié qui englobe tortionnaires et torturés.


 

J.C. : Oh !...

G.P. : J’ai voulu plus un sentiment qu’un débat d’idées. Les idées sont respectées, mais pas approfondies. Le colonel Mathieu pose le problème qui est au centre de tout : "Voulez-vous, ou non, rester en Algérie ?" Ce n’est pas lui qui prend les responsabilités. Ce qui compte, ce n’est pas la façon dont on opprime, mais l’oppression elle-même.
C’est vrai, le personnage de Mathieu est très souligné. Ce qu’il dit est du document à 80 % et a été tiré d’un livre intitulé Contre-guérilla. Il est fondé sur ce que sont vraiment les paras, et il était nécessaire de garder un certain équilibre pour éviter un film tout en noir et blanc. C’est aussi dans cet esprit que nous le faisons dialoguer avec les Algériens qu’on va arrêter. Nous avons voulu échapper au reproche de propagande. Malgré tout, le public s’identifie avec le peuple algérien.
Il est vrai aussi que le terrorisme algérien est présenté durement, parce que c’est conforme à la réalité. L’engrenage de la violence semble partir d’eux et c’est normal. Quand la fille va poser la bombe, la caméra s’attarde longuement sur les futures victimes, dont un bébé. La musique est la même pour les deux attentats réalisés, l’un par les Algériens, l’autre par les Pieds Noirs. Je déteste la guerre et chaque fois que je peux en souligner l’horreur, je le fais.


 


 

J.C. : Comment s’est opérée votre collaboration avec les Algériens pour la réalisation du film ?

G.P. : On m’a accordé beaucoup de facilités et on peut dire que les 80 000 habitants de la Kasbah ont participé au film, mais ce fut aussi très dur, surtout au début. Pas d’acteurs professionnels, sauf un, Jean Martin dans le rôle de Mathieu. Ce qui était terrifiant, c’était le manque de précision chez ceux - et c’était le cas général - qui n’avaient jamais fait de cinéma. Puis ils s’y sont mis très vite. La figuration des foules a été très bien, mais difficile aussi, car on ne pouvait immobiliser trop longtemps les volontaires. Nous avons eu des chars d’assaut, mais pour deux heures seulement. Dans la grève, nous avons utilisé des figurants. Yassef Saadi a joué dans le film son propre rôle, mais c’est dû à un hasard, parce que son visage convenait bien, et c’est son neveu qui a interprété le rôle du petit Omar.


 


 

L’acteur qui tient le rôle d’Ali la Pointe est un paysan analphabète. Nous l’avions choisi en raison de sa ressemblance avec Ali. Il fallait tout répéter longuement, indiquer la direction de son regard en mettant des marques. Quand il y avait le petit Omar aussi, ils se mettaient à jouer tous les deux, c’était tuant. Avec les filles, il fallait obtenir l’autorisation des parents, des fiancés, des parents des fiancés... Mais ensuite ça marchait beaucoup plus facilement qu’avec les hommes.
Tout cela était une expérience très dure, et qu’on hésiterait à recommencer, mais une belle expérience.

Propos recueillis par Ginette & Jean Delmas
Mostra de Venise 1966

* Cf aussi La Bataille d’Alger, Jeune Cinéma n° 17, septembre-octobre 1966


La Bataille d’Alger (La battaglia di Algeri). Réal : Gillo Pontecorvo ; sc : Franco Solinas d’après un livre de Yacef Saadi ; ph : Marcello Gatti ; mont : Mario Morra et Mario Serandrei ; mu : Ennio Morricone et Gillo Pontecorvo. Int : Brahim Hadjadj, Jean Martin, Yacef Saadi, Mohammed Beghdadi, Mohamed Ben Kassen, Fouzia El Kader, Samia Kerbash, Ugo Paletti, Larbi Zekkal (Algérie-Italie, 1966, 121 mn).



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