home > Films > Bad Luck Banging or Looney Porn (2021) II (rebond)
Bad Luck Banging or Looney Porn (2021) II (rebond)
de Radu Jude
publié le mercredi 15 décembre 2021

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle de la Berlinale 2021. Ours d’or

Sortie le mercredi 15 décembre 2021


 


En ouverture, sur l’air de Lili Marleen, le corpus delicti : une sextape. Celle de deux adultes s’adonnant hardiment au devoir conjugal en enregistrant leurs ébats en vidéo. Le film dans le film est amateur. Il est sommairement mis en scène, joué avec conviction et use des codes du hard : le fouet de rigueur, le loup sur le visage, les encouragements verbaux, etc. L’action est brièvement interrompue par des coups à la porte et une voix féminine demandant des instructions pour le dîner de l’enfant.


 

Jeux interdits
 

Après ce prologue, comme au temps du muet, un carton rose bonbon annonce une première partie. (Il y en aura trois). La caméra suit à distance une femme vêtue d’un tailleur bon chic bon genre mais fatigué, marchant dans les rues de Bucarest. On reconnaît la protagoniste de la scène initiale bien qu’elle ait retiré sa perruque fluo et troqué son domino SM pour une un masque sanitaire. Elle se prénomme Emi et exerce comme professeure dans un lycée. Elle se rend au domicile de sa directrice qui est une amie. Celle-ci l’informe que la vidéo a fuité et se trouve sur Internet. Une réunion avec les parents d’élèves est convoquée. Entamant son chemin de croix avant la réunion, Emi reprend sa marche.


 

La caméra se détache dès lors de l’anecdote, délaisse son héroïne, virevolte, s’emballe, s’autonomise comme celle du kinok. Commence un film de ville, dans la tradition de Walter Ruttmann, une furieuse odyssée faite de travellings, d’images kaléidoscopiques, de coq-à-l’âne burlesques, de balayages des murs couverts d’affiches, des panneaux électoraux, des publicités vulgaires, des graffiti ironiques, des muraux camouflant la grisaille. Des plans montrent de nouvelles constructions géantes jouxtant des immeubles murés, en ruine ou proche de l’effondrement. Tournées dans le chaos des voitures, parmi la foule des passants, ces scènes saisies sur le vif sont enregistrées sur le mode du cinéma-vérité. La ville est un collage où l’on découvre pêle-mêle un ours en peluche surdimensionné, de gigantesques glaces en cornets factices, la jambe d’un mannequin de vitrine déposé dans une arrière-cour. Le spectateur en vient à se demander si le profilmique de cette séquence n’est pas plus obscène que le contenu de la sextape.


 


 

Abécédaire

Rompant avec la dramaturgie des films narratifs, le film quitte l’espace-temps de la fiction amorcée. Une digression à la Jacques le Fataliste  ? Pas tout à fait. Radu Jude nous propose, toujours en chanson pour ce qui est de la BO, un exercice emprunté à la littérature, à la manière du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert. Un abécédaire mené tambour battant qui va de "Aborigène" à "Zen", en passant par "Armée, Odessa, Nazisme, Staline"... Depuis ses premiers films, le cinéaste explore le passé de son pays : que ce soit l’esclavage des Roms dans Afferim ! (2015), le nettoyage ethnique de l’armée roumaine en Transnistrie entre 1941 et 1942 avec Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares (2018) ou les fiches de la Securitate de la Uppercase Print (2020).


 

Ici aussi, l’auteur exhume le matériel refoulé. Il procède d’une tout autre manière, celle d’un film expérimental suspendant le récit par un bombardement rétinien en règle à partir matériaux hétérogènes, de photographies, de films d’archives, de found footage, d’images télévisuelles ou publicitaires, de citations de cartoons. Le montage illustre l’index singulier du réalisateur, une voix masculine, sans doute la sienne, commentant chaque items, sur un fond guilleret à base de variétés locales ainsi que de chansonnettes françaises et allemandes. Le contraste entre le commentaire, la musique et les documents visuels ressortit à l’humour noir. On saisit au vol des citations amusantes ou poétiques du genre : "Le cinéma est le bouclier brillant d’Athéna".


 

Le Procès
 

Comme dans le procès farcesque de Maître Pathelin, Radu Jude revient à ses moutons au troisième acte. La réunion de parents d’élèves se transforme en mise en accusation administrative et morale. Le décor est planté, qui est solennel : une cour de l’hôpital des Innocents. Les dramatis personae sont en place, costumées selon leur emploi, au sens théâtral du terme : le prêtre orthodoxe en soutane voisine avec un militaire à la retraite dont l’uniforme rutile de décorations, un pilote de ligne en civil, plein de fiel, le plaisantin de service de la petite bourgeoisie, une Rom voilée, le chœur des mères de famille incarnant la vertu outragée. Emi ne se démonte pas, argumente, défend le droit à la vie privée et sa façon d’enseigner l’histoire.


 

Comme prévu, ce petit monde s’enflamme, s’insulte, en vient aux voies de fait. Un majestueux lion de pierre (allusion à Potemkine ) assiste, dédaigneux, à ce spectacle, guerre civile en modèle réduit. Ce dernier chapitre, inspiré par le film du genre procès cher au cinéma américain s’achève comme commence Rashomōn, de plusieurs façons alternatives. Au spectateur de choisir sa fin. Le maintien d’Emi ? Son renvoi ? ou l’intervention d’un deus ex machina, ou plus exactement, d’une super-héroïne ?


 

La réussite du film vient d’une part du travail du directeur de la photo Marius Panduru, "le plus rapide de Roumanie" selon Radu Jude et, de l’autre, d’une forme de montage qui brasse toutes sortes de matières et de manières pour faire, sous le présent, affleurer le passé. Radu Jude se réfère volontiers à S.M. Eisenstein dans ses entretiens, produisant du sens par le choc entre des images hétéroclites. Le clin d’œil au 7e Art se trouve dans la vue furtive d’une façade ornée de colonnades et caryatides, celle du Cinematograful Bucuresti un cinéma, aujourd’hui désaffecté, qui ouvrit ses portes en 1911.

À la Berlinale 2021, le film a fait sensation et remporté l’Ours d’or.

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe


Bad Luck Banging or Looney Porn (Babardeala cu bucluc sau porno balamuc). Réal, sc : Radu Jude ; ph : Marius Panduru ; mont : Catalin Cristutiu ; mu : Jura Ferina & Pavao Miholjevic. Int : Katia Pascaru, Claudia Ieremia, Nicodim Ungureanu, Olimpia Malai (Roumanie, 2021, 106 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts