home > Films > Leçon d’allemand (la) (2019)
Leçon d’allemand (la) (2019)
de Christian Schwochow
publié le mercredi 12 janvier 2022

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe

Sortie le mercredi 12 janvier 2022


 


La Leçon d’allemand de Christian Schwochow, qui date de 2019, coïncide pratiquement avec le cinquantième anniversaire de la sortie du best-seller éponyme de Siegfried Lenz. (1) Ce livre ne dit sans doute plus grand-chose au public français, mais il eut, en Allemagne de l’Ouest, un retentissement inimaginable aujourd’hui. Il participa, avec des textes comme ceux de Günter Grass et Heinrich Böll, futurs prix Nobel, de la Vergangenheitsbewältigung, autrement dit de la tentative de surmonter le passé, une mission que seuls poésie, roman et théâtre prenaient alors en charge. Il revient une place particulière à Siegfried Lenz (1926-2014,) dans le tumultueux contexte des mouvements de "jeunes" de la fin des années soixante. Choisissant comme héros du récit un enfant âgé de dix ans en 1943, l’auteur tendait à la génération des babyboomers une figure à laquelle s’identifier. Il donnait corps à la révolte des fils contre les pères, voire la justifiait.


 


 

L’histoire du livre et du film se déroule dans un village du nord de l’Allemagne tout proche de la frontière danoise, durant la Seconde guerre mondiale et peu de temps après. L’enfant est pris en tenaille entre son paternel, commissaire de police, et son parrain, un peintre taxé de "dégénéré" par le régime et frappé d’interdiction professionnelle. Les deux hommes, amis de longue date, se trouvent opposés pour des raisons politiques. Le gendarme, qui entend "faire son devoir", i.e. appliquer le règlement, utilise son fils pour espionner un ami devenu sa "cible". Le peintre, qui ne songe pas un instant à cesser son activité, compte de son côté sur ses liens privilégiés avec l’enfant pour déjouer la surveillance. Cette figure avait les traits et la manière, de façon transparente, du peintre expressionniste Emil Nolde.


 


 

En 1971, Peter Beauvais donna une version de ce récit pour le petit écran qui fut produite et présentée par la ZDF. Cette adaptation est, selon nous, plus qu’honnête et continue à avoir du succès à chaque rediffusion. (2)
Fidèles au texte, Christian Schwochow (né en 1977), et la scénariste du film, Heide Schwochow (née en 1953 et qui n’est autre que sa mère) le sont également. Précisons que les Schwochow sont originaires de la RDA, où l’histoire du nazisme était connue et enseignée et où le "travail de mémoire" avait été entrepris par l’État. Mère et fils découvrirent le livre de Siegfried Lenz bien après la réunification : "Tout le monde l’avait lu à l’Ouest, mais nous, nous étions passés à côté". Ils n’ont dès lors cessé d’œuvrer pour le porter à leur tour à l’écran. Leur projet se heurta à une difficulté majeure : ce n’était plus le père despotique qui était dans la ligne de mire, mais son antagoniste, le peintre, Emil Nolde. En effet, depuis les années 90, la recherche historique a mis au jour la face sombre de celui-ci, révélant qu’il n’avait pas été une victime du nazisme mais, au contraire, un membre du NSDAP. Et, qui plus est, un antisémite invétéré. Il était parvenu à se concilier les bonnes grâces du régime malgré la stridence de sa palette et le peu d’académisme de son dessin. Il aurait été ravi de se voir confier une mission par le nouveau régime. Mais ses choix esthétiques ne correspondaient pas aux normes de "l’art héroïque".


 


 

Malgré ses appuis, il fut taxé de "dégénéré" et eut une place de choix dans l’exposition munichoise de 1937, Entartete Kunst. Certaines toiles furent saisies, mais il ne fut pas autrement inquiété. Il s’est avéré que son "interdiction professionnelle" (interdiction de peindre) était pure invention de sa part. Paradoxalement, Emil Nolde ne vendit jamais mieux qu’en 1941, ce que savaient parfaitement les services du fisc. Après-guerre, il dut son succès sur le marché de l’art à une personnalité de premier plan du monde de l’art, Werner Haftmann, cofondateur de la documenta (3), lequel présenta une biographie soigneusement expurgée de l’artiste. Le succès du roman, Deutschstunde, fit beaucoup pour sa renommée posthume - il mourut en 1956 - établissant son statut de rebelle. La classe politique s’en enticha, Helmut Schmidt, qui était de la même région et l’aimait particulièrement, orna de ses toiles les murs de son bureau.


 


 

Fort tardivement, les historiens commencèrent à interroger la légende complexe du peintre, forgée à la fois par un des éléments les plus réactionnaires de la droite allemande (Weerner Haftmann) et par un membre actif de la social-démocratie (Siegfried Lenz). En 2014, une exposition Nolde au Städel à Francfort-sur-le-Main, accompagnée d’un catalogue remarquablement documenté, signé Felix Krämer, Aya Soika, Bernhard Fulda et Isgard Kracht, fut plus qu’une rétrospective : une remise en question. L’affaire prit un tour médiatique et politique avec une seconde exposition, à Berlin cette fois, en 2019. Elle fut accompagnée de polémiques dans les gazettes, au bout desquelles Angela Merkel annonça qu’elle se séparait des deux toiles accrochées au Bundeskanzleramt et devant lesquelles elle aimait à se faire photographier lors du passage d’étrangers de marque.


 

Que devaient faire les Schwochoch mère et fils ? Renoncer à leur projet alors si bien avancé ? Que nenni ! Ils firent comme si de rien était, revendiquant haut et fort le droit à la liberté d’expression. "Qui est-on pour me prescrire ma conduite ? Le sujet même du livre est la liberté de l’art". Pour régler la question sur un plan pratique, ils laissèrent l’identité du peintre dans le flou, se gardant bien de reproduire dans le film des tableaux qu’on aurait pu reconnaître.


 


 

On confia à la peintre Gabriele Wintzen - qui était déjà intervenue dans Antéchrist de Lars von Trier (2009) -, la fabrication de faux Kirchner et de faux Beckmann que la caméra évite de montrer de près (4). Par ce tour de passe-passe, Emil Nolde nous est rendu incognito. Une telle dé-contextualisation de la part des auteurs permet d’évacuer le cas épineux, supra évoqué, de l’artiste ayant trompé son monde et retourné sa veste. Un cas loin d’être isolé en Allemagne comme en France. Cette grosse production qui veut en mettre plein la vue, occulte le fait historique. Le spectacle remplace le rappel des faits. D’où l’abondance des effets visuels, de plans impressionnants, signés Frank Lamm, sur dunes, tourbières, plages tourmentées de la mer du nord, rudes paysages d’aspect fantastique, voire apocalyptique, d’images récurrentes de squelettes d’oiseaux et de poissons échoués, de vols de mouettes dont l’agressivité figure la méchanceté humaine, sur un fond musical tonitruant.


 


 


 

La vie sociale, la vie réelle, la vie du village sont réduites à la portion congrue. Jamais le jeune protagoniste ne va à l’école, par exemple. Jamais le bistrot n’est peuplé de Stammgäste (d’habitués). Jamais on n’entend le Volksempfänger, le poste de radio dont est équipé le policier dans le roman. Les villageois ont tout au plus l’allure de figurants. Il n’est fait allusion à la violence du conflit que par une seule attaque aérienne. Cette vision serait à rapprocher de celle de la série Heimat (1984) de Edgar Reitz, (5) qui avait tendance à présenter la campagne comme un lieu coupé du monde, où surtout "l’on ne savait pas".


 

Le film de Christian Schwochoch se réduit donc à la confrontation entre le flic et l’artiste, entre un créateur et son surmoi, une question plus psychologique qu’historique. Le premier (joué par Ulrich Noethen) caricatural, façon Derrick ; le second (Tobias Moretti) sans épaisseur, sans aura, tout simplement inexistant - le comédien autrichien semble constamment gêné d’être là, pris sur le fait par l’objectif. Il n’est pas à incriminer, n’y pouvant mais face aux options de la scénariste et du metteur en scène.


 

De la prestigieuse distribution se détachent la comédienne de théâtre Johanna Wokalek dans le rôle de l’épouse du peintre et, surtout, la photogénique Maria Dragus, déjà repérée dans Mademoiselle Paradis de Barbara Albert (2017).


 


 

Reste l’enfant. Les scènes de raclées et de tortures psychologiques administrées par le père sont d’une brutalité qui éprouvera les nerfs du spectateur. Le petit Levi Eisenblättler devient sous nos yeux une balle de ping pong dans un jeu d’adultes qui le dépasse. Ce sont les meilleures scènes de ce film discutable. Le visage inexpressif du jeune interprète traduit bien l’hébétude du souffre-douleur. Une situation qui rappelle le drame du Go Between de Joseph Losey (1971). (6)

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Siegfried Lenz, Deutschstunde, Hambourg, Hoffmann und Campe, 1968.
(1968). La Leçon d’allemand, traduction de Bernard Kreiss, Paris, Robert Laffont, 1970.

2. Peter Beauvais (1916-1986), d’origine juive, émigré aux USA en 1936, a travaillé comme acteur de théâtre à Broadway. Rentré an Allemagne en 1945, il a travaillé comme interprète au procès de Nuremberg. À partir du milieu des années 50, il a réalisé une centaine des téléfilms, construisant une œuvre populaire le plus souvent adaptés d’œuvres littéraires, classiques comme Arthur Schnitzler, Anton Tchekhov, Joseph Roth, Eugene O’Neill, et contemporaines comme Siegfried Lenz ou Martin Walser. Il a été récompensé par deux Adolf-Grimme-Preis, prix prestigieux créé en 1964 pour récompenser les créations télévisuelles en Allemagne. Son film est sur Internet en entier en deux parties : Deutschstunde de Peter Beauvais (1971), 1ère partie et 2e partie.

3. L’exposition d’art moderne et contemporain la documenta se tient tous les cinq ans, à Kassel. Elle a été créée, en 1955, par Arnold Bode (1900-1977), en liaison avec l’historien de l’art Werner Haftmann (1912-1999).

4. Emil Nolde (1867-1956) ; Ernst Kirchner (1880-1938) un des fondateurs de Die Brücke ; Max Beckmann (1884-1950).

5. Cf. "Heimat", Jeune Cinéma n°162, novembre 1984 et Jeune Cinéma n°179, mars 1987.

6. Le Messager (The Go-Between) de Joseph Losey (1971).


La Leçon d’allemand (Deutschstunde). Réal : Christian Schwochow ; sc : Heide Schwochow d’après le roman de Siegfried Lenz (1968) ; ph : Frank Lamm ; mont : Jens Klüber ; cost : Frauke Firl ; mu : Lorenz Dangel. Int : Ulrich Noethen, Tobias Moretti, Levi Eisenblätter, Johanna Wokalek, Sonja Richter, Maria Dragus, Louis Hofmann, Tom Zahner, Michael Wittenborn, Mette Lysdahl, Sebastian Rudolph, Christian Serritiello (Allemagne, 2019, 125 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts