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Piccolo corpo (2021)
de Laura Samani
publié le jeudi 21 avril 2022

par Anita Lindskog
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection de la Semaine de la critique au Festival de Cannes 2021

Sortie le mercredi 16 février 2022


 


Vers le temps à rebours
 

Connaissez-vous l’existence des sanctuaires à répit ? Ils sont également appelés sanctuaires du souffle ou sanctuaires de la trêve, et, du 14e au 20e siècle, ils auraient été des lieux de miracles. Situés en France (à l’est essentiellement), en Belgique, en Allemagne du Sud, en Autriche, en Suisse, et enfin en Val d’Aoste et dans le Piémont, ces lieux ont accueilli cette pratique singulière (1).


 


 

La croyance populaire en certaines provinces voulait que les enfants mort-nés puissent revenir à la vie le temps d’un souffle dans ces sanctuaires le plus souvent consacrés à la Vierge dont l’intercession était nécessaire pour obtenir le miracle. Ainsi, après ce "retour temporaire à la vie", les enfants morts-nés pouvaient être baptisés et enterrés dans une sépulture chrétienne. C’était très souvent les hommes (les femmes étaient encore alitées) qui effectuaient les voyages jusqu’aux sanctuaires avec les cadavres de leurs bébés. "La vie n’est qu’une longue perte de tout ce qu’on aime." (Victor Hugo, L’homme qui rit )


 


 

Nous sommes à l’hiver 1900, dans une communauté de pêcheurs, sur une petite île du Nord-est de l’Italie. La jeune Agata (Celeste Cescutti) donne naissance à une fille morte-née. Pour une mère, perdre son bébé est dramatique, mais cela l’est d’autant plus qu’elle ne pourra jamais faire son deuil si elle ne parvient pas à nommer sa fille comme un être véritable. Agata apprend que dans les montagnes enneigées du Nord, il y aurait un endroit où les enfants reprennent vie le temps d’un souffle, le temps nécessaire pour les baptiser. Contre l’avis du curé, affaiblie par l’accouchement, décidée à sauver l’âme de sa fille, Agata quitte secrètement l’île, chargée d’un petit coffre en bois qui contient le corps de l’enfant. Remontant la Vénétie et le Frioul, abandonnant ses racines et risquant de se perdre, elle se lance, seule, dans un périlleux voyage.


 


 

En chemin la jeune femme rencontre Lynx (Ondina Quadri), un être androgyne aux yeux très bleus, secret et solitaire qui connait bien le territoire et lui promet de l’amener à bon port. Malgré la méfiance réciproque, commence alors un périple initiatique, des rives de l’Adriatique aux montagnes du Frioul, au cours duquel Agata doit surmonter son lot d’obstacles tant psychologiques que physiques : la cupidité des uns qui veulent la rançonner ou la revendre comme nourrice à des familles riches, l’hostilité voire l’indifférence des autres lorsqu’elle se retrouve en butte à la maladie.


 


 

Le périple d’Agata…une rébellion contre l’ordre établi

Agata, apparaît dans la première scène, telle une jeune femme soumise au pouvoir des hommes et des superstitions. Une procession l’accompagne alors qu’elle est enceinte sur une plage de Vénétie, puis, arrivée dans la mer, la paume de sa main gauche est scarifiée dans un rite destiné à protéger l’enfant à naître.


 


 

C’est dans la formidable tentative de faire le deuil et de ne pas accepter l’injustice, qu’Agata se donne pour mission vitale d’entreprendre le chemin vers le nouveau souffle. Ce "réveil" tant espéré, constituera la quête vers sa propre émancipation. En totale symbiose avec le cadavre minuscule de son bébé "Piccolo corpo", Agata cheville à son corps le petit caveau de bois dans lequel il est placé. Sa détermination quasi "illuminée" la portera à la rencontre du monde.


 


 

La traversée de la montagne

La quête initiatique et la spiritualité du récit sont filmées comme une véritable intrusion filmique de la caméra au cœur de la nature, si bien que le spectateur progresse en compagnie des protagonistes au travers d’espaces naturels de toute beauté, de forêts, de lacs immenses et de montagnes en ressentant à chaque moment le froid, l’âpreté de la forêt, la pénibilité des chemins. Les dialectes, les modes de vie agraires des paysans rencontrés aussi bien que les obstacles sont filmés comme autant de découvertes et d’expériences des autres et de soi-même.


 


 

Car ce voyage en forme de conte étrange, est bien celui d’une jeune femme qui va grandir, s’affirmer en disant non aux hommes et être capable de traverser les montagnes en pénétrant des tunnels ce qui permet de gagner deux jours sur le trajet, mais que des mineurs slovènes déconseillent de prendre car les femmes ne doivent pas entrer à l’intérieur de la montagne sinon elles n’en ressortent pas. Cela donne lieu à l’une des plus belles séquences du film dans une sorte de caverne sonore, presque gothique, dans la traversée des souterrains de la mine, le passage de la lumière au noir, puis du noir à la lumière, revêtant la symbolique de l’émancipation féminine et ce, en compagnie de Lynx. Ce compagnon de voyage sans nom, une âme qui erre à ses côtés, est comme l’enfant d’Agata. Il va lui montrer le chemin, il devient sa boussole, son protecteur sur ce parcours à la fois physique et spirituel. Agata modifie son périple qu’elle projetait à sens unique. Lynx, le guide va apprendre de son côté le don de soi, l’amour de son prochain et sa part obscure, le deuil d’un être aimé. Lui qui s’imaginait disparaître dans l’indifférence, il sait qu’il compte désormais aux yeux d’une personne.


 


 

Tourné intégralement dans la chronologie du récit, en extérieur et en lumière naturelle, ce film nous ramène dans une Italie primitive dominée par les croyances et les dialectes. Le tournage avec des non-professionnels renforce le souci d’authenticité.
Il emprunte assurément son esthétique à la peinture symboliste du 19e siècle. En ce sens, il s’apparente au très beau Menocchio (2)
La foi, l’épreuve, la pugnacité et la rédemption constituent les différents ressorts de ce très beau premier long métrage de Laura Samani.

Anita Lindskog
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Jacques Gélis, Les Enfants des Limbes. Mort-nés et parents dans l’Europe chrétienne, Paris, Audibert, 2006.

2. Le film, Menocchio de Alberto Fasulo (2018) raconte le procès d’un meunier hérétique au 16e siècle. Il a été sélectionné au Festival de Locarno 2018.
Ce n’est sans doute pas un hasard si Alberto Fasulo a co-produit le film de Laura Samani.


Piccolo Corpo. Réal : Laura Samani ; sc : L.S., Marco Borromei & Elisa Dondi ; ph : Mitja Licen ; mont : Chiara Dainese ; mu : Fredrika Stahl ; cost : Loredana Buscemi. Int : Celeste Cescutti, Ondina Quadri (Italie-France-Slovénie, 2021, 89 mn).



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