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Évangile selon Saint-Matthieu (l’) (1964)
de Pier Paolo Pasolini
publié le mercredi 20 juillet 2022

par Geneviève Trimouille-Szabo
Jeune Cinéma n°6, mars 1965

Sélection officielle de la Mostra de Venise 1964. Prix spécial du Jury

Sorties les mercredis 3 mars 1965, 18 juin 2003 et 20 juillet 2022


 


L’Évangile selon Saint-Matthieu de Pier Paolo Pasolini : un film fait par un marxiste et dédié à Jean XXIII. Il a accumulé les prix, mais, en France, les princes du dégoût qui prétendent exprimer notre goût crient au confusionnisme et s’écœurent. Pourtant, aborder un tel sujet et le dédier à un tel personnage, c’est poser au départ un acte de courage, et le courage, devant la critique, devrait bénéficier d’un préjugé favorable, comme l’honnête effort d’un homme pour aller, par la pensée, à la rencontre de l’autre. Et après tout, qui pouvait l’aborder ? Un chrétien ? il aurait reculé par respect. Un philosophe des lumières ? aujourd’hui, il s’en désintéresse.


 

On a vu le film avec un intérêt soutenu et, par moments, une émotion bouleversante. Pier Paolo Pasolini l’a tourné sur les terres sèches de Calabre, où une bourgade à flanc de coteau figure Jérusalem. Le paysage méditerranéen n’est-il pas partout semblable à lui-même ? Et le visage de la pauvreté, celui-là seul qui importe, a-t-il beaucoup changé depuis deux mille ans ? Le monde ici grouille d’enfants, de maladies, de petits ânes, des hommes pauvres passent avec de beaux visages naïfs, et le drame renaît de la terre, l’Évangile va recommencer, on tourne.


 


 

Pier Paolo Pasolini ne s’est pas tenu à un réalisme qui pouvait être à la fois symbolique et populaire. Le style de l’œuvre est complexe et le décor est généralement théâtral. Le souvenir surgit par endroits d’œuvres picturales, celles de Giotto par exemple. Les mouvements de foule, les émeutes, la présence du soldat et surtout la ronde de la caméra devant les visages des princes des prêtres évoqueraient parfois Carl Dreyer. Mais le style qui prédomine est celui du drame sacré.


 


 

Un Christ au visage byzantin parcourt à la hâte de vastes paysages avec ses disciples à qui il prodigue ses enseignements sans relâche. Le rythme est tendu, la tendresse éclôt rarement. Très contenue, elle affleure cependant dans les admirables scènes du début, ou quand la caméra s’attarde sur une Marie vieillie et édentée suivant le Christ au Calvaire, et elle éclate une fois ou deux dans le sourire de Jésus au milieu des enfants.


 


 

On sent chez le réalisateur la volonté de respecter, dans son héros, la transcendance que les croyants voient dans le Christ, et que celui-ci affirme de lui-même. Cela ne va pas sans une certaine froideur, une recherche trop formelle de l’artifice. On lui est reconnaissant d’avoir évité la mièvrerie ou seulement le réalisme familier qui eût affadi la figure de Jésus. Mais les chrétiens devraient quand même être déroutés par ce maître autoritaire, commandant aux hommes et aux éléments, pantocrator sublime, mais sans vie privée, sans affections, sans humour aussi, et sans cette aisance souveraine à jouer cet homme où ils ont appris à reconnaître le visage de Dieu.


 


 

Il est vrai que des quatre témoignages donnés sur la vie de Jésus, P.P. Pasolini a choisi - et ce choix n’est sûrement pas le fruit du hasard - l’Évangile le plus systématique, le plus doctrinal, le plus austère, celui qui fait la plus petite place à l’anecdote et la plus grande au combat contre les autorités religieuses du pays dotées alors d’une puissance politique : les scribes, les princes, les prêtres, les Pharisiens. Tous les hommes honnêtes n’ont-ils pas aussi leurs scribes et leurs pharisiens ? C’est à tous et non aux chrétiens seuls qu’il donne cette leçon de lecture : il faut relire Matthieu comme lui, sans reprendre souffle, pour y voir la bataille la plus héroïque et la plus exemplaire qu’un prophète ait jamais livrée.


 


 

On ne peut le voir infidèle au texte que sur un point, mais l’infidélité est de taille, il est vrai. C’était son droit de montrer avec insistance les violences exercées par les rois et leurs sbires sur les pauvres et les prophètes (massacre des Innocents, assassinat de Jean-Baptiste dans sa prison, brutalités de la Crucifixion).


 


 


 

Mais l’expression de morgue satisfaite du jeune homme riche trahit le texte qui dit : "Et il s’en alla triste car il avait de grands biens". Le sens est ici dévié. La richesse, dans l’Évangile, ne rejette pas l’homme définitivement hors du salut. Si elle est un handicap presque insurmontable, il est vrai, elle excite pourtant les bons coureurs, ceux qui sautent l’obstacle, ceux qui la quittent. Témoin un certain "publicain", un manieur d’argent - la classe des riches sans doute comparée aux pêcheurs qui furent les premiers disciples - : Il s’appelait Lévi ou encore Matthieu, car ce Matthieu, garant de l’histoire qu’il nous raconte, était un publicain. P.P. Pasolini veut-il l’oublier ?


 


 

Cette infidélité à l’égard de l’Évangile paraît en définitive peu de chose à côté de la trahison séculaire des voix cassées, onctueuses ou peureuses qui en ont fait un conte à endormir les enfants et à calmer l’angoisse des moribonds. À un grand texte trop longtemps démantelé, émasculé, dévitalisé, Pier Paolo Pasolini aura contribué à rendre son mouvement, sa hauteur impatiente, son actualité, son sens révolutionnaire.

Geneviève Trimouille-Szabo
Jeune Cinéma n°6, mars 1965

* Cf. aussi Pier Paolo Pasolini, "Confessions techniques", in Jeune Cinéma n°27-28, Spécial italien, janvier-février 1968.


L’Évangile selon Saint-Mathieu (Il vangelo secondo Matteo). Réal, sc : Pier Paolo Pasolini ; ph : Tonino Delli Colli & Giuseppe Ruzzolini ; mont : Nino Baragli ; mu : Luis Bacalov & Carlo Rustichelli ; déc : Luigi Scaccianoce & Dante Ferretti ; cost : Danilo Donati. Int : Enrique Irazoqui, Enrico Maria Salerno, Margherita Caruso, Susanna Pasolini, Marcello Morante, Mario Socrate, Settimio Di Porte, Otello Sestili, Ferruccio Nuzzo, Giacomo Morante, Alfonso Gatto, Enzo Siciliano, Giorgio Agamben, Allesandro Clerici, Amerigo Bevilacqua, Francesco Leonetti, Franca Cupane, Paola Tedesco, Natalia Ginzburg, ; Renato Terra, Ninetto Davoli (Italie, 1964, 137 mn).



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