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Christine (1983)
de John Carpenter
publié le mercredi 7 septembre 2022

par François Poulle
Jeune Cinéma n°158, avril 1984

Sorties les mercredis 25 janvier 1984, 27 octobre 2021 et 7 septembre 2022


 


Avez-vous remarqué que les voitures, dans la vie comme au cinéma, se vivent plutôt au féminin ? Jusqu’ici, les autos stars de l’écran, "Coccinelle" ou "Geneviève" - ah ! Kay Kendall jouant de la trompette -, ont été plutôt de braves filles. Christine, elle, est méchante. Tout au moins c’est elle qui le dit et ça reste à démontrer.


 

Ce qui est certain, c’est qu’un film qui a pour sujet et pour titre une voiture femme fatale oblige à dépasser les traditionnelles questions de cinéphile : le film est-il bon ? Est-il mauvais ? Son réalisateur a-t-il du talent ?
Christine est davantage un phénomène qu’une œuvre. Son réalisateur filme carré et efficace. Du point de vue du travail artistique, il n’apporte aucune révélation bouleversante. Ce n’est pas ici qu’on trouvera des étincelles poétiques à la manière de Steven Spielberg filmant, dans E.T., la scène d’opération à la manière d’un ballet de cosmonautes. Mais du point de vue du renouvellement en cours du cinéma fantastique, renouvellement thématique autant qu’artistique, Christine marque un jalon intéressant. Car son projet rejoint ceux de films comme le Poltergeist de Tobe Hopper (1982) ou, dans une moindre mesure, Le Démon dans l’île de Francis Leroi (1983) : faire des films qui aient pour matrice la société moderne (urbaine, technologique, post-industrielle), et pour pères les grands mythes antiques ou médiévaux.


 


 


 

Le nouveau fantastique dit adieu aux manoirs transylvains, aux fleurs d’ail et aux mouvements de cape des Dracula des années 60. Bye-bye aussi les ruisseaux d’hémoglobine, les masques de plastoc et les toiles d’araignée de l’horreur italo-hollywoodienne des années 70. Avec les années 80, vient le temps des robots et le retour au fantastique proprement métaphysique des origines, celui du Frankenstein de James Whale (1931). Les robots ? Ils sont déjà là dans la société réelle, dans l’industrie automobile ou la prospection pétrolière. Vous trouverez l’automobile qui parle chez votre détaillant habituel et les syndicats allemands songent à faire cotiser les robots à la Sécu. D’ores et déjà, le problème pour le cinéma fantastique dont la démarche est fondamentalement poétique - c’est au sens de défricher l’avenir - n’est plus de tirer des robots des effets de présence, comme dans Le jour où la terre s’arrêta de Robert Wise (1951), mais des effets de doute. Si les robots revêtent les attributs de la personne humaine : la parole, l’autonomie de déplacement, où vont-ils s’arrêter ? Vont-ils avoir des sentiments et des destins ? Auront-ils une âme ?


 


 

Par quel accident du destin, Christine, cette Plymouth décapotable rouge, mais strictement de série, reçoit-elle une âme en baptême, le scénario ne s’en tracasse pas une seconde. Au premier tour de contact, elle lance, par radio interposée, son cri de guerre : "Née pour le vent, née pour le mal", comme un nouveau-né poussant la goualante. Et très vite, le problème du film n’est plus qu’elle soit née sorcière, mais qu’elle ait une âme, qu’elle soit née "personne". Et le plus fort, dans Christine, c’est que les auteurs parviennent à nous faire partager cette conviction. La meilleure preuve que Christine a une âme, c’est qu’il ne suffit pas de la détruire physiquement. Il faut la toucher dans son principe vital, de la même façon qu’il faut planter un pieu dans le cœur des vampires ou chasser le loup-garou avec une balle bénie.


 


 

Dans la séquence finale, la plus belle, la seule vraiment lyrique, l’adolescent angoissé amant de Christine étant mort, son ami, le pur, le Perceval, reste seul pour affronter la tueuse. Seul avec une petite amie et un bulldozer. Celui-ci lui arrache tout le train arrière. Mais Christine n’en a cure. On nous l’a montré antérieurement, elle est capable de se réparer toute seule. Tant qu’elle a un souffle de vie. C’est au cœur qu’il faut l’atteindre. Alors Perceval fait monter le bulldozer sur son dos et l’écrase de son poids. Puis, avec une sorte de dard, il perce le tableau de bord. Christine expire, la salle respire. Ce faisant, la salle avoue qu’elle a accepté de penser l’impensable : qu’une voiture puisse avoir une âme.


 

Il faut avouer que, de la part des auteurs, cela représente tout de même un autre tour de force que de mettre en scène un curé exorcisant une pucelle ou un spectre s’arrachant de sa tombe : situations convenues auxquelles dix siècles de peinture et de littérature nous ont habitués. Et c’est d’autant plus remarquable que ce nouveau fantastique est amené sur deux points (l’esthétique et la gestion du récit) à rompre avec les lois du genre et donc à inventer de nouveaux codes. En effet, dans la tradition hollywoodienne, le récit fantastique est une déambulation des héros, corsée de scènes horribles à voir, répugnantes. Ici, il y a très peu d’horreurs visuelles. L’horreur, c’est l’attente, comme chez Alfred Hitchcock.


 


 

La représentation des débordements meurtriers de Christine ne peut, pour des raison faciles à comprendre, que représenter peu de temps. Le reste du temps, on attend et on craint que ces débordements n’arrivent. Christine entremêle donc deux fils en une seule trame, un fil mythique : les égarements sentimentaux d’une Plymouth sur le retour pour un adolescent introverti. Égarements qui ont tout du traditionnel chemin des grandes passions. Christine souffre dans sa chair, pour son amour, elle est humiliée, elle se venge. Elle est défiée en combat singulier : elle s’y rend et y meurt.


 


 

Et un fil psycho-sociologique : dans un décor de petite ville américaine ou de grande banlieue, un groupe d’adolescents en IUT : la baise est dure, les parents sont méchants, encore heureux qu’il y ait les chignoles. En clair, c’est l’Amérique de American Graffiti (1973) qui ressort une fois de plus... mais sans le talent de George Lucas.


 


 


 

Et c’est d’ailleurs tout le problème de Christine, le film, et de ce nouveau fantastique. Pour qu’émergent les dimensions mythiques enterrées sous la société moderne, encore faut-il que cette dernière soit montrée. Et même davantage : jointée, traitée vigoureusement. Bref, il faut qu’il y ait derrière la caméra un Wim Wenders ou assimilé, et pas seulement un type qui sache régler des combats de bagnoles.

François Poulle
Jeune Cinéma n°158, avril 1984


Christine. Réal : John Carpenter ; sc : Bill Phillips d’après la nouvelle de Stephen King (1983) ; ph : Donald M. Morgan ; mont : Marion Rothman ; mu : John Carpenter & Alan Howarth. Int : Keith Gordon, John Stockwell, Alexandra Paul, Robert Prosny, John Stockwell, Harry Dean Stanton, Christine Belford, Roberts Blossom, William Ostrander, David Spielberg, Malcolm Danare (USA, 1983, 110 mn).



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