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Truffaut, François (1932-1984) III (e)
Entretien avec Jean Delmas (1976)
publié le mercredi 3 août 2022

Rencontre avec François Truffaut
à propos de L’Argent de poche (1976)
Jeune Cinéma n°95, mai 1976


 


Jeune Cinéma : Vous avez dit, je crois, que L’Argent de poche résultait d’un très vieux projet...

François Truffaut : Eh oui, et j’en arrive quelquefois à me demander si je ne tourne pas toujours de vieux projets. Parfois, je peux les dater avec précision. Par exemple, pour L’Histoire d’Adèle H., ça a démarré en février-mars 1969, quand ont été publiés des fragments de son histoire. J’ai tout de suite été intéressé par l’idée d’en tirer un film.
Pour celui-ci, c’est plus difficile à situer, parce qu’il faudrait remonter jusqu’à l’époque des Mistons. Le premier projet des Mistons était de faire un film à plusieurs histoires. J’ai préféré abandonner cette idée, mais je n’étais pas tout à fait content du film et j’ai ensuite développé l’épisode, ce qui a donné Les Quatre cents coups. J’ai, par la suite, repensé souvent à cette éventualité d’un film sur les différents aspects de l’enfance, mais c’est surtout après avoir réalisé La Nuit américaine que j’ai compris que je pouvais le faire mieux que sous la forme de sketches, en entremêlant toutes les histoires et tous les personnages. La Nuit américaine avait été un petit casse-tête sur le papier en ce qui concerne la construction, mais le résultat avait été satisfaisant. J’ai pensé que je pouvais articuler mes personnages enfantins comme je l’avais fait pour mes personnages de La Nuit américaine.


 

J.C. : Vous avez dit que ce film était fait de choses vraies, d’épisodes réels, que vous aviez recueillis depuis longtemps, peut-être de souvenirs personnels également. Pourriez-vous donner des exemples ?

F.T. : Ce qui se passe à la colonie de vacances m’est réellement arrivé : mot par mot, image par image. Y compris cette chose assez démodée aujourd’hui qu’est la visite au stade avec la course de vélos derrière motos qui est un élément très anachronique. Je me suis donné beaucoup de mal pour trouver une équipe de sportifs qui fasse ça. Ce sont des souvenirs personnels.

J.C. : Finalement, il y a beaucoup de souvenirs personnels ? Même en dehors de l’entrée au cinéma par la porte de secours que tout le monde a reconnue ?

F.T. : Oui, mais le film n’est pas autobiographique, parce que je ne suis pas précisément un des personnages. C’est tantôt Patrick, tantôt Julien, éventuellement l’instituteur, mais pas un personnage précis.


 

J.C. : Dans ces éléments disparates, il y a quand même deux personnages qui ressortent : Patrick et Julien. Ne craignez-vous pas que ça fasse basculer la chronique unanimiste que vous avez voulu faire à l’origine ? Ne craignez-vous pas qu’ils prennent trop de place ?

F.T. : Je n’ai pas maîtrisé complètement cette importance parce que je me suis intéressé de plus en plus au cours du film à Julien, à la fois probablement au garçon qui jouait, et puis au personnage. Et évidemment, il y a des choses qui n’étaient pas prévues au scénario et qui sont venues. J’ai eu envie tout d’un coup de faire cette histoire de fête foraine à l’aube quand il ramène des objets que les fêtards ont fait tomber, à partir des attractions qui les emmènent en l’air, donc ça s’est ajouté.


 

Et puis, moi je n’aime pas faire des documentaires, j’aime la fiction, j’aime intriguer, construire des histoires, j’aime étonner, j’aime donner du plaisir, et toutes ces notions-là pour moi sont toujours valables et me tiennent à cœur. Donc, je sais qu’on peut faire patienter le public pendant un bon moment, pendant une demi-heure de film sans enclencher vraiment une histoire. Le public est plein de patience, alors je profite de cette patience pendant une demi-heure pour bien exposer tous les personnages. Mais après, il faut tout de même bien enclencher le récit, et ça ne me choque pas que, peu à peu, deux personnages se détachent, auxquels on s’intéresse plus qu’aux autres. C’est effectivement Patrick et Julien.
Disons que, si les autres ont eu deux ou trois scènes, dont une qui est importante, eux peu à peu deviennent complètement importants, ils deviennent deux fils à suivre. Ils ne s’opposent pas à la manière de Jean-qui-pleure et Jean-qui-rit, mais il y a quand même deux caractères. Surtout physiquement, ils se complétaient tellement bien... Je crois que cette construction est meilleure, parce que si j’avais fait le contraire - commencer sur deux personnages, les abandonner ensuite pour une multitude de caractères - là, on aurait tout perdu. Donc, j’ai préféré l’inverse.


 


 

Mais il y avait aussi le projet quand même à peu près exécuté, tant bien que mal, qui était de couvrir l’éventail complet, de la naissance à l’âge de douze ans. Il aurait peut-être fallu filmer une naissance. Je l’avais envisagé, mais cela n’a pas été possible, elle est seulement filmée indirectement sur le visage de l’instituteur. Le projet était de montrer les âges qu’on ne montre pas habituellement : on ne montre pas d’enfants de deux ans et demi, en tout cas on ne les montre pas agissant. Et c’était ça : un petit garçon et une petite fille, de la naissance jusqu’au seuil de l’adolescence.

J.C. : Vous avez admis que vous aimiez les enfants au point d’en devenir "idiot". Est-ce que ça ne présente pas tout de même un certain risque, je veux dire le risque d’être trop "gentil"... Avez-vous eu à réagir contre ça ?

F.T. : Le seul reproche que j’entende assez régulièrement depuis que le film est sorti maintenant - en fait quelqu’un a lancé ça et beaucoup reprennent - c’est l’idée qu’une chose est absente dans le film : la cruauté des enfants.

J.C. : Je le pensais aussi. D’autant plus qu’elle est dans Les Mistons.

F.T. : Eh oui, mais dans Les Mistons, ça m’avait choqué. C’est une des raisons pour lesquelles j’avais abandonné le projet de les continuer. Je m’étais rendu compte que c’était très artificiel : les enfants y étaient très bons quand je leur donnais à faire des choses liées à leur vie quotidienne. Mais quand ils devaient jouer la situation, par exemple persécuter le couple d’amoureux, ça les embêtait, et ils le faisaient mal. C’est là que j’ai dit que je ne ferai plus d’histoire artificielle avec des enfants maintenant. Je partirai sur des choses beaucoup plus souples où je pourrai faire entrer leurs relations, mais je ne tournerai plus une histoire où les enfants sont utilisés pour démontrer quelque chose.
La cruauté des enfants, je sais qu’elle existe. Je n’ai pas eu à en souffrir parce que j’étais enfant unique, et j’étais déjà très attiré par les enfants plus petits que moi, j’avais toujours envie de jouer, de parler avec eux. Je crois que les gens qui ont des frères et des sœurs ont connu des rapports beaucoup plus agressifs. Donc les enfants, je ne les ai pas connus sous cet aspect-là. Et d’autre part, j’ai vu la cruauté des enfants utilisée trop souvent au cinéma ou en littérature, d’une façon artificielle, pour montrer l’absurdité de la guerre, ou la cruauté de la guerre, etc. On se sert de l’enfance et je ne voulais pas faire ça. Alors, peut-être que ça manque, mais je ne le regrette pas, que ça manque.


 

J.C. : Il y a des choses qu’on adore dans le film comme la scène finale, il y en a d’autres qui amusent beaucoup - comme par exemple quand la fille du commissaire de police ameute l’immeuble - mais qui semblent un peu faciles.

F.T. : C’est une histoire vraie. Oui, elle est facile. J’ai interrogé des gens sur ce qui était arrivé à des petites filles entre six et huit ans, et j’ai retenu cette histoire-là. Je ne l’aurais pas mise s’il n’y avait pas eu l’histoire d’un enfant effectivement maltraité, parce que c’est une petite fille qui pendant quelques heures passe pour une enfant martyr ou délaissée alors qu’elle ne l’est pas. À l’époque, j’avais été choqué par le sketch de Fernand Raynaud "Bourreau d’enfant", parce que je trouvais que ça faisait rire les gens, que ça les dépassionnait d’une chose sur laquelle ils devraient toujours être passionnés. Et puis, l’histoire m’a séduit, quand on me l’a racontée, par ses possibilités cinématographiques. J’ai vu tout de suite cette cour, les gens aux fenêtres.

J.C. : Vous avez déjà donné des indications montrant à quel point l’imbrication des histoires était quand même savante et calculée. Cette mosaïque unanimiste est-elle faite entièrement au scénario, ou en partie au montage ?

F.T. : En partie au scénario, en partie au tournage, beaucoup au tournage. Dans ce genre de tournage, on ne peut pas se reposer le dimanche. Le dimanche, avec Suzanne Schiffmann, mon assistante, on reprend tout, on discute ce qu’on va faire dans la semaine suivante, on reconstruit le scénario tous les dimanches. Dans le cinéma, il faut absolument remettre tel personnage qu’on n’avait pas prévu. Ou bien, dans l’école, il faudrait voir un personnage qui n’appartient pas à l’école, qui arriverait dans l’école (c’est pour ça qu’il y a la femme de l’instituteur qui arrive au début dans l’école, par exemple).
C’est obligatoire dans un film de ce genre-là parce que, étant donné aussi qu’on ne tourne pas dans l’ordre, on a d’abord tourné tout ce qui était l’école, mais on est amené tout le temps à consolider et à enrichir un peu, à compléter la tapisserie. Je ne voulais pas que la femme du coiffeur soit vue seulement dans son intérieur du salon de coiffure, donc je l’ai fait accompagner son fils devant l’école. Elle veut entrer, son fils l’empêche d’entrer. C’est le genre de choses qu’on corrige tous les dimanches.


 

Le montage est aussi important parce que, effectivement, on peut y changer l’ordre des scènes. C’est très grave de changer l’ordre des scènes. Ainsi, j’avais cette scène qui pouvait aller presque n’importe où, qui est un peu cruelle - enfin, je la trouve cruelle, ce n’est pas la cruauté des enfants, c’est la cruauté de la vie - où le petit Julien, parce qu’il ne connaît pas sa leçon, est envoyé dans le couloir, et on voit qu’il fouille dans les poches de ses copains, il vole. Or cette scène pouvait aller n’importe où, mais ce qui est grave, c’est qu’elle pouvait changer de sens suivant l’endroit où on la mettait. Finalement, je l’ai mise à un endroit que j’ai cru anodin, pour m’apercevoir ensuite que cela ne l’était pas. C’est que, dans la scène qui vient tout de suite après, on le voit sortir d’un bistrot avec des bouteilles, il croise Patrick, il l’envoie promener, lui dit : "Fous-moi la paix". Au montage, je n’ai pas pensé que les gens pourraient voir un lien dans tout ça, et maintenant quelques-uns me disent : "Il a volé de l’argent aux copains pour acheter des bouteilles pour sa mère", et ça, ce n’était pas mon intention. C’est très difficile de contrôler les sens au cinéma. On se donne beaucoup de mal, et malgré ça, il y a toujours des interprétations qu’on n’attendait pas.

J.C. : Les enfants, vous les avez choisis d’après leur physique, ou d’après leur affinité avec le personnage ?

F.T. : Non, même pas d’après leur affinité, parce que le personnage est très ouvert... C’était d’après leur tenue devant la caméra. Je leur ai fait tous apprendre donc la tirade d’Harpagon dans L’Avare - ça me donnait un petit test -, et puis je leur posais des questions. Nous avons fait des essais dans la cour d’école à Thiers, et c’était en fonction de leur vivacité, de leur vocabulaire, de l’envie qu’ils avaient de jouer - ça intervient aussi - et même de leur disponibilité. J’ai commencé exprès par les scènes de classes. Il y avait une classe avec trente-cinq élèves, une autre avec vingt-cinq, plus petits, ça me donnait le temps de les étudier. Je ne voulais pas avoir de regrets, avoir à me dire : "J’aurais dû lui donner un grand rôle".
Ça s’est bien passé. C’est ça aussi qui a amené l’importance des deux petits italiens. Il n’était pas du tout prévu que ces deux petits frères tiennent une telle place dans le film, ils n’avaient pas de personnage, il ne leur arrive pas grand-chose dans le film, mais ils étaient tellement intéressants, et ils voulaient venir tous les jours, et je m’arrangeais toujours pour trouver quelque chose pour eux.


 


 

J.C. : Ça a dû être très dur de faire jouer une si grande troupe d’enfants ?

F.T. : C’était fatigant, fatigant surtout pour les oreilles, parce que ça fait beaucoup de bruit. Mais en même temps, on rit beaucoup, ça donne de grandes surprises, des émotions plus fortes qu’un tournage avec des adultes.
Sur "la gentillesse du film", beaucoup de personnes ont fait ce reproche. Je crois qu’elle était un peu nécessaire parce que les enfants rôdaient autour de la caméra, ils parlaient avec l’ingénieur du son, ils voulaient savoir comment ça fonctionnait. Ils étaient très intéressés par la mécanique. Ils venaient, je les laissais voir les rushes au cinéma de la ville, je n’allais pas bloquer les portes pour les empêcher de regarder les rushes ! J’avais la table de montage, ils regardaient au fur et à mesure notre film s’ajuster. Alors, peu à peu, ils entraient tellement dans le film que je sentais que ça devenait un peu leur film, et que je le faisais pour eux. On ne tient pas aux enfants le même discours qu’à des adultes, on dit les choses graves sur un ton plus léger ou en dépassionnant, ou en rendant les choses moins graves. C’était ça, le problème : je voulais quand même parler de ces choses graves, mais je voulais que le film leur plaise, soit à eux, soit leur film. Voilà.


 

J.C. : Quelle a été la part de l’improvisation des enfants, ou même du hasard ?

F.T. : Elle est importante, parce qu’à l’intérieur des scènes, je leur donnais très peu de dialogues. Je leur disais en général les idées, et eux faisaient le reste avec leurs propres mots. Il n’y a pas eu d’improvisation dans les faits parce que les histoires étaient là. Mais, par exemple, dans la scène où l’instituteur arrive en disant : "J’ai eu un enfant", ils ont posé exactement les questions qu’ils voulaient. Là on a fonctionné à la Jean Rouch, la caméra d’abord sur les enfants pour qu’ils posent les questions qu’ils avaient envie de poser, le script note à peu près tout ce qui a été dit, puis caméra sur l’instituteur, les enfants posent à nouveau des questions off, et c’est à peu près les mêmes, et l’instituteur répond. Là, il n’y a pas de dialogue écrit. Ça fonctionne très bien aussi parce que François Thévenin a un très bon contact avec les enfants.

J.C. : Si vous avez fait de l’école un peu le pivot du film, c’est pour la commodité dans la construction du récit ? Ou bien est-ce pour l’importance que vous attachez à l’école ?

F.T. : Ce n’est pas l’importance que j’y attache, mais la place que ça prend dans la vie d’un enfant. Si vous faites une histoire avec un adulte, vous avez son travail, sa vie privée. Avec un enfant, c’est la même chose ; seulement, il se trouve que ce travail-là est amusant à filmer parce que c’est un temps assez fort qui se passe dans une classe, pendant une interrogation, par exemple. Je m’en suis rendu compte en tournant Les Quatre cents coups. J’ai d’ailleurs encore un projet que je n’arrive pas à réaliser parce que chaque fois il est dévié, mais j’aimerais faire un film où on ne sortirait pas de l’école. Ça, ça me plairait énormément, mais là, je le ferais peut-être plutôt dans un petit village... et il y aurait également une grande part d’improvisation. Il y a aussi quelque chose de particulier chez moi envers l’instituteur. Au moment des Quatre cents coups, beaucoup d’enseignants m’ont dit : "Le film est bien, mais votre enseignant est caricatural", à quoi je répondais : "Non, je l’ai connu, moi, cet enseignant, je l’ai connu à l’école primaire au moment de la Libération".
Évidemment, le film avait été tourné en 1958, il n’était pas donné comme un film d’époque, si bien que les instituteurs pouvaient me dire : "Je vous assure que ça a changé, que ce n’est plus ça aujourd’hui, ils sont plus jeunes, ils ont plus de contacts". Je ne demandais qu’à les croire.
Mais en tout cas là, à la préparation du film, en même temps que j’ai choisi la ville de Thiers, j’ai visité plusieurs villes du Puy-de-Dôme, j’ai parlé beaucoup plus avec les professeurs, et c’est vrai qu’ils ont beaucoup changé.


 

Je savais que le film n’aurait pas le même caractère que Les Quatre cents coups, où il y a quand même beaucoup de révolte, qui est une espèce de cri. Je savais que ce serait des enfants vus par quelqu’un de beaucoup plus âgé, parce qu’on ne peut pas tricher avec son âge.
Disons que je vois comme ça les trois films : Les Quatre cents coups comme si j’étais le frère d’Antoine Doinel, et L’Enfant sauvage comme si j’étais le père de Victor - j’ai joué d’ailleurs le rôle d’Ithard, j’ai senti que je devenais un père pendant ce tournage-là. Et pour L’Argent de poche, évidemment avec un peu d’avance sur les événements, c’est presque un regard de grand-père que j’ai voulu avoir cette fois-ci, c’est-à-dire un regard qui ne juge pas, qui dépassionne tout, qui regarde les enfants comme des choses très réussies. Enfin, c’est presque militant, c’est un regard partial, volontairement favorable, comme était volontaire dans La Nuit américaine, l’exaltation du travail de tournage d’un film. Là, c’est volontairement l’exaltation des enfants.

Je savais à l’avance que j’allais m’attendrir sur les enfants - je ne refuse pas le mot attendrissement -, alors je ne voulais pas les opposer à des adultes parce qu’à ce moment-là, ç’aurait été injuste. Donc je voulais qu’aucun personnage ne soit négatif. Les adultes sont montrés plutôt faibles, quelquefois un peu démissionnaires ou handicapés par quelque chose, comme cet infirme, le père de Patrick, mais ils ne sont pas montrés négativement, méchamment. Absolument pas. L’instituteur, c’est un peu l’autre face de la médaille par rapport aux Quatre cents coups, il a le contact facile, veut être proche des enfants. C’est un très beau personnage, il est très bien interprété, je crois...


 

J.C. : Vous pensez que ce film peut s’adresser aussi aux enfants à l’occasion ?

F.T. : Pour ça, la preuve en a été faite. La seule projection publique que j’ai vue, c’était à Thiers parce que j’avais promis d’y retourner, et évidemment, c’était un plaisir énorme de voir le film avec eux, tous les enfants qui avaient collaboré. Les enfants sont les spectateurs privilégiés de ce film. Il faut les interroger, eux. Cela a été fait à la télé, à Lyon, et partout ils ont été intéressés en général, ils ont posé de bonnes questions, évidemment beaucoup de questions techniques. C’était déjà le cas de L’Enfant sauvage qui a eu un grand public enfantin. Là surtout on avait une histoire fascinante pour les enfants : en un an, l’enfant sauvage subissait ce que les enfants connaissent en sept-huit ans, c’est-à-dire apprendre à marcher, à se tenir debout, à supporter les chaussures, à manger correctement, à apprendre à lire et écrire, à reconnaître les objets... C’était ramassé. Et tout d’un coup, ça leur faisait un choc de voir ça. Beaucoup de gens m’ont téléphoné, quelqu’un m’a dit : "Mon fils n’a pas marché à quatre pattes depuis trois jours !".

J.C. : Dans les années 30, il y a eu une vogue du film avec des enfants. Il semble que c’est beaucoup retombé. Pensez-vous que le succès de votre film est un cas exceptionnel, ou que c’est l’air du temps ?

F.T. : Je ne sais pas. Ce qui est vrai, c’est que les producteurs ont peur parce que c’est ou tout l’un ou tout l’autre avec les enfants. À côté d’un très grand succès comme La Guerre des boutons, il y a beaucoup d’échecs et peu explicables. On a l’impression que ça ne peut jamais être entre les deux. Quand le public refuse, il refuse en bloc.

J.C. : Y a-t-il quelque chose d’autre que vous aimeriez dire ?

F.T. : Non... Je sais que je retravaillerai avec les enfants parce que, au fur et à mesure, que je tournais le film, je sentais que je n’épuisais pas le sujet. Ce n’était pas mon objectif, mais je m’étais dit : "Ce sera toute l’enfance". Je voulais presque faire une publicité : Si vous n’aimez pas les enfants, n’allez surtout pas voir ce film. Mais c’est difficile de faire la publicité dans cet esprit-là, ça donne l’idée qu’on va avoir une indigestion d’enfants. En réalité, en travaillant avec eux, je voyais d’autres thèmes, d’autres possibilités, si bien que j’y reviendrai. Pas tout de suite, parce que je ne veux pas avoir l’air de me spécialiser. Mais j’y reviendrai en creusant davantage, peut-être à un enfant unique qu’on suivrait tout du long.

Propos recueillis par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°95, mai 1976

* Cf. "L’Argent de poche", Jeune Cinéma n°95, mai 1976


L’Argent de poche. Réal : François Tuffaut ; sc : F.T. & Suzanne Schiffman ; ph : Pierre-William Glenn ; mont : Yann Dedet ; cost : Monique Dury. Int : Philippe Goldmann, Bruno Staab, Georges Desmouceaux, Laurent Devlaeminck, Nicole Félix, Chantal Mercier, Jean-François Stévenin, Virginie Thévenet, Tania Torrens, Marcel Berbert, René Barnérias, Sylvie Grezel, Katy Carayon, Jean-Marie Carayon, Annie Chevaldonné, Francis Devlaeminck, Michel Dissart, Michele Heyraud, Paul Heyraud, Jeanne Lobre, Vincent Touly, Pascale Bruchon, Claudio De Luca, Franck De Luca, Éva Truffaut, Corinne Boucart (France, 1976, 105 mn).



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