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Murnau, Friedrich Wilhelm (1888-1931)
Sur 7 films de Murnau
publié le jeudi 29 janvier 2015

La persistance du cinéma
par Prosper Hillairet

Jeune Cinéma n°329-330 printemps 2010

(7 films, 9 DVD, Éditions MK2, 2009)

"Les images de la vie pâliront et deviendront des ombres" Nosferatu

Sept films, sept chefs-d’œuvre.

Nosferatu, Fantôme, Le Dernier des Hommes Tartuffe, Faust, L’Aurore, Tabou, autant de titres qui forment comme une histoire du cinéma, de 1921 à 1931, une histoire dans le cinéma, couvrant cette décennie qui a vu parmi les plus grandes œuvres filmiques se créer.
Que reste-il alors de tout ça ?

Quand ces œuvres nous parviennent maintenant, magnifiquement restaurées, en un coffret de DVD qui se donne une apparence de livre de collection, et qui est un coffret de collection ? À conserver.

Conserver : le coffret DVD, moderne tabernacle portatif, à usage privé, d’un monde disparu.
Toujours notre étonnement à voir le cinéma passer de son origine pelliculaire à son destin digitalisé, et y conserver, y préserver toutes ces forces. Les images de Murnau, manifestation éclatante de ce que fut le propre du cinéma, pouvaient y perdre leur subtilité acérée. Leur vision sur un pauvre écran de télévision (pour une fois bien nommée) prouve qu’elles résistent à toute altération, transformation, transfert et passage de technologies.

Oui, télé-vision, tant ces images semblent venir de loin, d’un monde révolu, de l’autre côté d’un océan, le cinéma, qui se retire, laissant des débris, précieux et vifs, de son passage fugace (un siècle) mais fulgurant.

Traversée / Ubiquité

Traversée des océans : le deux-mâts L’Empusa qui conduit Nosferatu de Varna, port sur la mer Noire, à Wisborg, par les Dardanelles, et qui termine son périple à Bora-Bora, sous le nom de Moana.
Murnau lui-même traversant l’Atlantique, d’Allemagne en Amérique, puis le Pacifique de Los Angeles à Tahiti, à bord du Bali.
Le cinéma de Murnau est ainsi parcouru de ces grands mouvements, comme le fameux travelling au début du Dernier des hommes, qui conduit de l’ascenseur à la porte tournante de l’hôtel, sans oublier les allers et venues quotidiens, par la gare, de l’Hôtel Atlantic au faubourg.
Les traversées du lac dans L’Aurore et le trajet vers la ville en tramway (1).

Tous les moyens de transport sont convoqués, y compris le tapis volant pour un survol du monde par Faust et Méphisto.
Mais aussi la simple marche : le Lorenz de Fantôme parcourant sans cesse la ville, à la poursuite de la calèche et d’une bien-aimée disparaissante, ou les déplacements scéniques dans la maison du Tartuffe où le grand escalier prend toute une dimension théâtrale et symbolique dans le jeu des apparences. Et les plans séquence de L’Aurore : de la city girl dans le village, à la nuit tombée, ou de l’homme dans le marais.

Ainsi la traversée avant d’être technologique, d’un support à l’autre, fut physique et géographique, de port à port, de ville à ville, de lieu à lieu.
Mais il fut, il est, aussi psychique. La très belle et émouvante séquence où Nosferatu, s’approchant d’Hutter, approche physique, transport vampirique, est appelé, au loin, par Ellen, qui, de son sommeil, et alors qu’elle est sujette à des mouvements somnambuliques, tend les bras vers Orlock, qui se retourne, se détourne d’Hutter, et va commencer son odyssée vers Wisborg.
Où la communication à distance des esprits est plus puissante que l’attirance par proximité des corps.
Et où le mouvement physique et spatial est une des modalités de la projection psychique et mentale.
La traversée de l’océan, de lieu à lieu, par Nosferatu, est l’effectuation de cette attirance à distance, pure création de cinéma, de plan à plan. Cette télé-communication va de pair, naturellement, avec le pouvoir d’ubiquité du vampire, tel que le possède aussi Mephisto.
Ubiquité qui est aussi une des puissances du cinéma : en fait l’ubiquité du vampire ou du diable est issue de celle du cinéma. Le cinéma est toujours premier.

Projection / Vision

Le cinéma précède le monde et la "représentation" des événements anticipe leur réalisation.
Le transport matériel est donc conséquence d’une projection mentale, comme lorsque Hutter effectue mentalement son voyage vers les Carpathes devant la carte ou qu’Orlock découvre l’image d’Ellen sur le médaillon avant leur rencontre charnelle.
La projection, le cinéma, participe alors à la production de la réalité : le film sur Tartuffe projeté par le neveu pour ouvrir les yeux de l’oncle (un film projeté dans un film projeté). Le dispositif de projection cinématographique est comme, dans sa sécheresse pédagogique, une traversée des apparences et la production d’une vérité cachée.

S’établit ainsi dans le cinéma de Murnau, un rapport de type fantastique entre le réel et sa représentation : soit inversion dans leur manifestation (la représentation anticipe le monde, comme l’ombre de Nosferatu anticipe sa venue), ou, en tout cas, puissance supérieure de la représentation, de l’image, du spectacle, sur le réel. L’apparition du radeau glissant comme en un rêve sur le lac, dans L’Aurore, comme une scène mobile et fantasmée, au retour de la ville, participe de cette affirmation surnaturelle du spectacle.
Et dans l’orbite de ces projections mentales excédant la vie, on peut adjoindre toutes les séquences de fêtes, ivresse, tempêtes, peste qui s’abat, et qui vont donner naissance à autant de turbulences, tournoiements, déformations, autant de manifestation d’exaltation ou de frénésie qui affirme la puissance visuelle du cinéma. À la lettre, des visions.

S’établit aussi entre les images et les êtres des relations subtiles, par split screen, de vision, projection, émanation, ingurgitation : Gretchen rappelant son passé de sa prison, la ville qui vient aux amants dans L’Aurore, où le cinéma est cette force, ce cri d’appel au monde par l’image.

Captation / Composition

C’est donc comme si la projection précédait la captation, l’ombre avant le corps, le spirituel avant le matériel ou le charnel, l’image avant le monde.
Fonction anticipatrice de l’ombre qui annonce malheur (Nosferatu), de l’image qui dévoile le mensonge ou la tromperie (le reflet en anamorphose qui trahit la présence d’Orgon).
Les images de Murnau sont comme un déjà-là.
Non pas qu’elles auraient été tirées du monde, mais elles le produisent (le miroir de Mephisto). Jamais le cadrage comme composition n’aura été si vrai et si fort, où réellement le cadre compose un monde.
D’où la profusion des cadres chez Murnau, fenêtre et miroirs, ou les cadres "dialoguent" entre eux, en des face-à-face de fenêtre à fenêtre comme dans Nosferatu, d’où les fenêtres quadrillées communiquent à distance avec la grande vitrine de la librairie dans Fantôme, ou les grandes baies vitrées de la gare et du dancing dans L’Aurore. L’écran de séparation que forme la fenêtre, sa mise à distance du monde, est aussi la surface de communication des cadres depuis leur propre composition.

Cette profusion revendique comme une forme d’autonomie du cadre, des cadres, l’image dans l’image, comme la projection dans la projection, le spectacle dans le spectacle, affirmant leur aspiration à être des mondes en eux-mêmes et à s’égaler au réel, à être plus réel que le réel.
Même les plans de nature chez Murnau se referment sur eux-mêmes : jardin clos de Hutter et Ellen, végétation envahissante, exubérante, étouffante de Tabou où l’horizon de l’océan est fermé par la montagne ; et dans la magnifique scène où Ellen attend Hutter face à la mer, en une atmosphère "naturaliste" qui fait communiquer avec le cinéma français de cette époque, la mer va apporter la peste et la mort (à l’annonce de la peste : "Fermez portes et fenêtres").
La nature n’ouvre pas sur la vie et le monde, mais les plans de nature refermés sur eux-mêmes communiquent de l’intérieur entre eux comme les fenêtres ouvrent sur d’autres fenêtres. Le plan de nature se tient seul, les plans se tiennent entre eux, ils n’ont pas besoin d’un monde préalable pour exister.

Envers du monde

Oui, ce sont bien des morceaux de réel, des morceaux de monde, mais que le cinéma transforme en image, ombres et lumières mouvantes, comme envers du monde et plus monde que le monde.
Du monde qu’on ajoute au monde et qu’on transporte maintenant de support en support, d’écran en écran. C’est cette inversion du monde et de son image (l’image en négatif du Nosferatu ou la photo inversée de L’Aurore), qui est le grand réalisme de Murnau, jusqu’au plus profond de la terre et des hommes, où l’envers touche à l’enfer et aux forces obscures, diables ou vampires.

Le cinéma persiste parce que traversée des mondes, composition de monde, il est le monde contracté (ou chaque plan contient tous les autres en puissance, tous les mondes en puissance), contenu dans l’image, et projeté / inversé.
Aujourd’hui lui-même projeté hors de son support, éclaté, il persiste dans son éclat, par ses puissances surnaturelles de spectacle (que lui reconnaissait déjà Epstein).

Ce sont donc ces éclats contractés d’images, comme monde inversé et projeté, non pas la vie mais son ombre disait Gorki, comme des perles noires (tout un monde, un destin en une perle), forces obscures, forces animales, primitives, les rats, hyènes, mouches, incarnation du vampire, où le polype, entre deux règnes, translucide, presque incorporel, comme un fantôme, comme le cinéma, qui résistent à toutes les métamorphoses technologiques.
Oui, c’est cette force obscure, tenace, "le cri d’un oiseau de mort à minuit" (2) qui migre et persiste, malgré tout, sur les écrans de la télé-vision.

Any where, any time, l’ombre reste la plus puissante des forces.

Prosper Hillairet
Jeune Cinéma n°329-330 printemps 2010

1. De nombreux commentateurs ont évoqué ces trajets / traversées chez Murnau. Vincent Deville en fait le point de départ de son article sur L’Aurore, "Les traversées de l’image" in Cahiers des Ailes du désir, n° 14, mars 2006.

2. On peut voir tout le cinéma de Murnau comme une nécro-logie.

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