Pesaro 2001
Cinéma italien- Anni d’oro
publié le samedi 31 janvier 2015

Pesaro, juin 2001, 37e édition

Rétrospective 1960-1964

L’âge d’or
par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°276 juillet 2002

Les Années d’or désignent la courte période - entre 1960 et 1964 - qui vit se produire des films de haute tenue, mais sans lien entre eux qui puisse constituer une Nouvelle Vague comme en France.

Les trois grands du cinéma italien donnent trois chefs-d’œuvre, La dolce vita de Federico Fellini (1960), Rocco et ses frères de Luchino Visconti (1960), La notte de Michelangelo Antionioni (1961).

Même chose pour les réalisateurs de la comédie italienne : Mario Monicelli réalise Les Camarades (1963) et Vittorio De Sica retrouve avec Les Séquestrés d’Altona (1962) une œuvre ambitieuse.

Vittorio Cottafavi réussit son plus beau peplum, La Vengeance d’Hercule (1960) et Mario Bava un modèle du film d’angoisse, Le Masque du démon (1960).

Le public est ouvert à toutes les expériences, fiction, comédie, documentaire, essai, les revues spécialisées se multiplient.
Quand des producteurs novateurs se lancent dans l’expérience du film à petit budget, ils savent que le public suivra.
Et la moisson est généreuse : Marco Bellocchio, Lina Wertmüller, Elio Petri, Tinto Brass réalisent leur premier film, Olmi son second.
Certains, comme Giuseppe Fina ou Leopoldo Trieste, s’en tiendront là.

L’assassino (1961) marque pour Elio Petri le passage d’une activité tous azimuts de critique, de militant politique, d’assistant à celle de cinéaste.
Ce premier long métrage est marqué par une grande maturité professionnelle et est porteur déjà de tous les thèmes et des tous les personnages à mauvaise conscience de ses œuvres ultérieures. Il travaille déjà en collectif, en bottega comme disaient les peintres de la Renaissance.
On trouve dans L’Assassin son acteur fétiche Salvo Randone, son ami et peintre Lorenzo Vespignani en décorateur, son monteur Ruggiero Mastroianni. Un curieux film d’où sont absents les éléments biographiques souvent présents chez les débutants. En ce sens, son "second" premier film sera I giorni contati (1962), portrait de son père vieillissant.
L’assassino relève du genre le plus codé, le policier. C’est l’aventure du jeune Alfredo Martini, arrêté quelques jours puis relâché par la police. Un temps d’angoisse et d’introspection où sa culpabilité d’homme privé contredit l’absolution légale et semble perdurer après la sortie de prison pour s’évanouir assez vite.
Le film réunit des éléments hétéroclites : l’étude d’un personnage veule, irresponsable, menteur et voleur, parvenu et ambitieux, la critique d’un système policier cauteleux, illégal, qui emprisonne sans révéler aucun chef d’accusation, des brefs fragments de vie urbaine comme des fenêtres entrouvertes entre l’enfermement policier et l’enlisement subjectif, qui montrent des épaves dans la ville et l’indifférence du jeune Martini.
Mais le thème central est celui des futurs grands films de Petri, celui d’Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970) ou de La propriété n’est plus le vol (1973) : l’étude de la relation entre dominateur et dominé, policier et accusé dans sa double dimension psychanalytique et politique.
Petri, à quarante ans, sait entremêler en bon équilibre l’action en marche et les flashs mentaux à la Resnais, les citations de ses films préférés, les emprunts littéraires à Kafka sans jamais tomber dans le maniérisme, sans sautes de style. En est témoin, la scène dans l’antichambre du commissariat, où Martini attend longuement dans une pièce vide, sans savoir ce qu’on lui veut et que Randone, le commissaire, l’épie à travers une glace sans tain. Là, un effet de miroir tout à fait irréel redouble pour le seul spectateur le visage de Randone dans sa schizophrénie.
Autre effet parallèle, quand Martini dans sa petite cellule se voit envahi par deux créatures visqueuses, sinistres, qui se collent à lui : on sent l’horreur de la proximité pour un jeune bourgeois, la dénonciation des méthodes policières avec ses flics infiltrés et l’élément dramatique qui pousse l’innocent à clamer sa culpabilité

Un autre premier film : La commare secca (1962) du très jeune Bernardo Bertolucci (il a tout juste vingt ans).
La trame est là aussi policière, mais traitée sous forme d’enquête autour du meurtre d’une prostituée assassinée dans un parc au bord du Tibre. Le sujet avait été conçu par Pasolini, aidé par son expert en langage romain Sergio Citti, et offert à Bertolucci, son assistant. La structure initiale était inspirée par Kurosawa puis devint l’enquête policière auprès de sept personnages censés avoir remarqué quelque chose pendant la nuit du crime. Chacun est à son tour protagoniste puis figure lointaine ou ambiguë, un peu comme dans La Terrasse de Ettore Scola (1980).
Le film a été à l’époque très mal reçu. Certains voulaient remettre à sa place un jeune débutant présomptueux, d’autres croyaient y voir un mauvais pastiche de Pasolini.
Bertolucci explique après coup qu’il avait voulu imposer des personnages à lui, des jeunes filles et garçons très proches de lui et choisir un style de cinéma très concerté, variant les styles selon les éléments très divers qu’il traitait comme un film à sketches - la balade du jeune soldat en permission en cinéma-vérité, celui des jeunes filles et leur partenaire en récit sentimental. "J’ai filmé leur rencontre comme je l’aurais moi-même vécue".
La structure du récit, sans doute prévue dans le scénario de Pasolini, oppose l’errance démultipliée et filmée avec légèreté des sept noctambules et le lent réveil, l’habillage, la promenade de la prostituée traitée en contrepoint des témoignages donnés par l’enquête et qui constitue une marche à la mort tragique dans son parcours inexorable. Le sommet du film, un morceau d’anthologie, qui peut rivaliser avec les plus beaux plans de Prima della rivoluzione (1964) ou de La Stratégie de l’araignée (1970), est la séquence d’une danse dans un local le soir, filmée en contrepoint de l’assassinat de la fille, qui, dans sa banalité insouciante, devient une danse de mort.

Un troisième film est I leoni al sole de Vittorio Caprioli (1961), qui n’aura pas de suite marquante.
Le sujet, écrit et réalisé par un homme venu du théâtre, donne lieu à un film plein de fraîcheur, de trouvailles qui semblent inventées en plein tournage, un film en liberté tout en contraste avec le sujet traité. Il s’agit d’une bande de quadragénaires napolitains qui viennent chaque été à Positano vivre la grande vie au contact de riches et parfois belles étrangères. On pense à des vitelloni plus vieux, plus pathétiques, plus solitaires au sein du groupe et l’on est touché par l’angoisse du vieillissement sous les plaisanteries et les blagues.
Un montage fluide semble capter des improvisions d’acteurs alors que, bien évidemment, chaque événement, chaque point de vue, chaque regard que les personnages portent sur le comportement des autres s’inscrit de manière stricte dans l’architecture d’une rue, d’un escalier, d’un enchaînement de pièces d’intérieur. Et le tout est pris dans une gamme de couleur réalisée par Carlo Di Palma, et qui selon l’analyse d’Adriano Aprà, écrite à chaud, "ravive et exprime", avec ses extérieurs, le soleil, les feux nocturnes, les pénombres des maisons riches ou les bijoux d’une vitrine.

À ce constat un peu crépusculaire du déclin mâle, que reprendra Monicelli dans I miei amici (1975) s’oppose la série des personnages féminins en voie d’émancipation présents dans beaucoup de films.
Ceux-ci reviennent sur le même motif de la plage et des vacances comme lieu de liberté moins surveillée, comme parenthèse entre des saisons plus difficiles et qu’on trouve à la fois dans les documentaires, dans les films des cinéastes plus anciens, et dans les premiers films.
On retrouve les mêmes paysages, les mêmes chansons à la mode, la fille qui se fait remorquer sur ses skis nautiques, le garçon un peu gigolo qui offre ses muscles et son bronzage en échange d’une croisière, des amours presque libres auprès d’un feu de bois nocturne sur la plage.

Le film le plus réussi est La parmigiana (La Fille de Parme) d’Antonio Pietrangeli (1963) avec le personnage rebelle joué par Catherine Spaak.
Le récit est assez compliqué dans la stratégie de sa narration. Il s’ouvre sur le retour d’une jeune provinciale qui revient dans sa famille après une belle escapade et pense à se marier bourgeoisement. Le film, comme plus tard en 1965, Io la conoscevo bene, est fait de fragments juxtaposés comme ceux d’une mosaïque ou d’un puzzle à assembler. Avec la complicité de ses coscénaristes Ruggero Maccari et Ettore Scola, Pietrangeli accole la série des expériences passées - premier amour sur une plage estivale, vie entretenue puis exploitée par un photographe - avec la vie familiale et rangée du présent et la recherche d’un mariage bourgeois. Sans césures, sans utiliser des fondus enchaînés, que Pietrangeli détestait, par un simple panoramique latéral, comme si le personnage changeait de chambre, on va et vient du présent au passé. Ainsi est souligné le ridicule des petits provinciaux qui singent les gestes, les intonations, les coiffures des riches de la grande ville, et aussi le pathétique du vieil oncle, incarné par Randone, avec sa sexualité réprimée. En finale subit, la "parmesane" s’enfuit vers une vie moins hypocrite que le mariage bourgeois, celle d’une prostituée.

Même dénouement dans le très émouvant film de Valerio Zurlini, La Fille à la valise (1961).
Le personnage joué par Claudia Cardinale est une amante plaquée que son partenaire infidèle confie a son jeune frère, joué par un Jaques Perrin adolescent, qui s’éprend de la jeune femme et voudrait la protéger.
Vaincu d’avance, comme le jeune personnage du Deep End de Jerzy Skolimovski (1970), il cesse de surveiller la femme qu’il aime et, par un don d’argent, fait semblant de cautionner son retour à sa vie d’avant, celle d’une honnête prostituée. Mais cette fille à la valise n’est que le faire-valoir du jeune adolescent en voie de maturité, le petit frère, le héros de Zurlini, le tout jeune Perrin.

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°276 juillet 2002

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