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Pesaro 2000 II
Le cinéma européen du métissage, etc.
publié le samedi 31 janvier 2015

Pesaro, juin 2000, 36e édition

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°268 mai 2001

À peine avions-nous eu le temps de découvrir Andrea Martini, successeur d’Adriano Aprà à la direction de la Mostra de Pesaro, qu’il laissait la place, pour l’édition 2000, à Giovanni Spagnoletti.
Qu’en sera-t-il en 2001 ?
Au vu du grand ballet qui voit presque tous les directeurs des grands festivals européens tirer leur révérence, peut-être juin prochain nous apportera-t-il quelque surprise.

De toutes façons, une chose est sûre : l’esprit de Pesaro s’est suffisamment affirmé depuis 36 ans pour résister à bien des changements.
Des changements, il y en eut d’ailleurs peu dans cette dernière mostra du siècle : l’abandon de la compétition inaugurée l’année précédente, ce qui n’a ému personne, et, clin d’œil vers Locarno, l’organisation de projections gratuites en plein air. Les habitants et les festivaliers (on sait que ce sont rarement les mêmes, quel que soit l’endroit) purent donc communier, la nuit tombée, devant le grand écran dressé sur la piazza del Popolo.
L’idée était bonne ; malheureusement, les "grands" films présentés - Splendor de Gregg Araki (), Mumford de Lawrence Kasdan (), Monday de Sabu () - ne figurent pas parmi les meilleurs souvenirs de la décade.

Quant au concert rock d’Emir Kusturica et ses boys, un orage comme Pesaro sait en produire vers la fin juin, l’a transformé en show (fugace) à la Esther Williams. Mais le plaisir du spectacle partagé sous les étoiles vaut que l’expérience soit poursuivie.

Comme d’habitude, l’intérêt était dans les salles.

Celle du cinéma Astra, pour le panorama italien des années 90, dont la pertinence a déjà été relevée par Andrée Tournès dans Jeune Cinéma n° 266.

Celle du Teatro Sperimentale pour le reste de la programmation, toujours aussi copieuse : un hommage à Jacques Doillon, une rétrospective complète Stanley Kwan, une section consacrée au "cinéma européen du métissage", plus des longs métrages, des moyens, des courts, des vidéos, de l’expérimental - la fête en 116 films.

On ne s’appesantira pas sur les 15 titres de Jacques Doillon présentés, puisqu’il s’agit là d’un paysage déjà largement exploré, et pas mal répétitif.
Notons cependant qu’à revoir certains films dix, quinze ou vingt-cinq ans après, la perspective s’inverse : ce qui nous avait ébloui peut devenir insupportable La Vengeance d’une femme (1990), et ce qui semblait insipide a pris une remarquable dimension (Comédie !) (1987).
Nonobstant, La Pirate (1984) reste un calvaire et Monsieur Abel (1983) un chef-d’œuvre.

Beaucoup plus intéressante se révéla la rétrospective Stanley Kwan.
Un seul de ses 10 longs métrages, Center Stage (L’Actrice, 1991) ayant connu une distribution parisienne (en 1999), il s’agissait là d’une découverte à peu près totale, qui, à elle seule, valait le voyage.
Le sous-titre donné à l’ensemble, "la via orientale al melodramma" - et chacun sait qu’au pays de Matarazzo et de Cottafavi, on se trouve chez des connaisseurs - borne parfaitement le territoire arpenté par le cinéaste de Hong Kong. Territoire suffisamment riche pour qu’on ne se satisfasse pas de transformer nos vingt pages de notes en quelques paragraphes. La sélection de Lan Yu, son dernier film, à Cannes - donc une éventuelle sortie - nous permettra, au premier moment creux, de l’aborder de façon plus circonstanciée, ce qui, curieusement, n’a pas encore été fait sous nos latitudes.

Le cinéma européen du métissage...

Une quarantaine de films, toutes durées confondues, illustraient le thème retenu cette année, le cinéma européen du métissage, façon de vérifier l’apport - nouvelle pratique, nouveau regard, nouveau discours -, au cœur de quelques cinématographies, des immigrés de la première, seconde ou même troisième génération.

Le panorama ne se voulait pas historique mais résolument contemporain. Les films les plus anciens dataient de 1996, et il eût fallu remonter trop loin. René Prédal, en novembre 1990, dans Jeune Cinéma n° 204, intitulait déjà son article : "Cinéma beur, vingt ans déjà").

Trois pays - la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne - étaient majoritairement représentés, chacun avec ses particularités : réalisateurs d’origine maghrébine, indo-pakistanaise ou turque. Le problème qui se posait en définitive n’était pas celui de la bonne qualité des films retenus, mais de l’ambiguïté initiale du critère : métissage, certes, on devine le "concept", mais on aurait souhaité que l’extension en soit mieux définie.
En bref, que doit-on prendre en compte ?
L’origine ethnique du réalisateur, ou le caractère ethnique du sujet traité ?

Lorsque les deux sont réunis - par exemple, Yamina Benguigui filmant Mémoires d’immigrés (1997), toujours aussi admirable à la seconde vision -, la question ne se pose pas.

C’était le cas également pour Nés quelque part de Malik Chibane (1998), L’Honneur de ma famille de Rachid Bouchareb (1997), Mädchen am Ball (1995) et Nach dem Spiel (1997) de Aysun Bademsoy, remarquables documentaires sur les jeunes joueuses turques d’une équipe de football féminin en Allemagne, ou Baby Mother de Julian Henriques (1998), contant les difficultés d’une jeune femme du quartier jamaïcain de Londres, Harlesden : il y a à chaque fois identification entre le regardeur et les regardés.

Mais lorsque Mehdi Charef réalise La Maison d’Alexina (1999), au demeurant fort gentil téléfilm sur un sujet proche de la série L’Instit’, qu’auraient pu signer Denys Granier-Deferre ou Gérard Vergez, ou lorsque John Akomfrah, pourtant fondateur du Black Audio Film Collective anglais, fait avec The Wonderful World of Louis Armstrong (1999) une biographie intéressante mais sans regard spécifique, peut-on encore parler de "cinéma du métissage", ou simplement constater qu’un cinéaste beur ou black est capable de filmer aussi bien qu’un blanc - ce qui n’a rien d’une découverte ?

Inversement, doit-on considérer Jean-François Richet comme un produit du métissage, sous prétexte que Ma 6T va crack-er (1997) se déroule dans une banlieue difficile ? Pourquoi pas Kassovitz ou Thomas Gilou ?

On comprend ce que voulait montrer la sélection, l’importance quantitative (au moins dans le cinéma français - 12 longs métrages sur les 28 présentés) d’une nouvelle génération issue de milieux longtemps privés d’expression. On aurait souhaité un peu moins de flou. Reproche d’ailleurs purement rhétorique, car les découvertes furent nombreuses - en particulier du côté d’un cinéma turco-allemand bien vivace (Kutlug Ataman, Kadir Sözen, Yüksel Yavuz, et la déjà citée Aysun Bademsoy).

... Etc.

Une des spécialités de la mostra est de réserver, à l’intérieur d’une programmation très structurée, des niches un peu fourre-tout, à l’intitulé peu contraignant ("Nouvelles propositions", "Cinéma d’ailleurs", "60’, plus ou moins"), dans lesquelles le festivalier boulimique trouve toujours une pâture de choix.

Au tableau de chasse de l’année, relevons quelques prises intéressantes, qui mériteraient mieux qu’une vision furtive - mais quel distributeur suicidaire osera tenter le coup ?

D’abord, 23 minutes de vidéo résolument hilarantes et dramatiques, signées Andrei Zaitsev, My Home  : le même coin de rue filmé pendant un an par la fenêtre du même appartement, selon un dispositif digne de Perec ou du Paul Auster du Noël d’Augie Wren.
Les passants moscovites s’y rencontrent, s’étreignent, boivent, dorment, pissent, ou y abandonnent leurs bébés. La neutralité de la prise (distance et cadre identiques) est transformée par un montage subtil, qui choisit, insiste, suggère ou escamote ; et ce qui pourrait n’être qu’un produit d’appel pour Vidéo-gag se révèle un tableau presque clinique de la détresse et de la misère quotidiennes.

Ensuite, Makibefo de Alexander Abela (1999), production française tournée par un Anglais à Madagascar (!), adaptation muette de Macbeth interprétée, et surtout improvisée, par les membres d’une tribu locale.
Le film est un objet étrange, dans un noir et blanc somptueux, qui réussit là où échouait La Genèse de Cheikh Omar Sissoko : retrouver naturellement la dimension du mythe.

Ensuite (bis), un documentaire : Friendly Persuasion, Iranian Cinema After the Revolution de Jamsheed Akrami (1999), qui dresse un bilan passionnant de l’état des lieux.
Tous les cinéastes iraniens connus répondent aux questions sur la censure, la révolution, l’autarcie, le décalage éventuel avec le public national. L’impossibilité de filmer les contacts physiques, même entre époux, de montrer une femme dévoilée même chez elle, expliquent le recours aux enfants comme vecteur narratif, puisqu’ils sont les seuls à échapper à la censure. Si Kiarostami se montre un peu satisfait et Makhmalbaf un peu las de combattre, Darius Mehrjui, Bahram Bayzai et Masoud Kimiani manifestent une intelligence et une pugnacité réjouissantes.

Enfin, la surprise du chef, Kill By Inches de Diane Doniol-Valcroze (bon sang ne saurait mentir) et Arthur Flam (France-États-Unis, 2000).
Le programme évoquait Polanski, les frères Quay, Kafka et Caligari, patronage écrasant, qui, après vision, s’avère justifié.
On y rajoutera même Bruno Schulz pour faire bonne mesure, et Poe, puisque le film s’achève comme Le Cœur révélateur.
La gageure est tenue d’un fantastique sans effets, jouant sur le malaise, l’étrangeté du regard d’Emmanuel Salinger (remarquable) et la montée progressive de l’angoisse. Dans un New York vide, hors temps, un tailleur maladroit écrasé par une sœur trop brillante se libère en supprimant tout ce qui le gêne, client mécontent ou sœur castratrice ; l’argument serait convenu, s’il n’était transfiguré par une écriture très calculée, chaque scène esquivant la chute attendue, le montage très court jouant sur la frustration et l’inquiétude.
En 78 minutes, Kill By Inches se hausse au niveau des grandes réussites mineures dans le genre dérangeant, telles The Pumpkin Eater de Jack Clayton (1964) ou L’Amateur de John Krish (1967).
On peut s’étonner qu’une première œuvre aussi maîtrisée n’ait pas encore trouvé sa place sur des écrans parisiens occupés par tant de films "que c’est pas la peine".

À l’horizon 2001, Pesaro annonce une rétrospective japonaise de la dernière décennie.
Soyons certains que nous trouverons chez Mochizuki, Miike ou Kore-Eda de quoi retremper une nouvelle fois nos certitudes quant à l’actuelle jeunesse d’un art à peine centenaire.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°268 mai 2001

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