Ascension cannoise
De la rue au firmament
publié le mardi 17 mai 2022

De la rue au firmament, via le red carpet et le générique
par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°296-297, été 2005


 


Conception, en 1939, dans un train (1), gestation d’éléphant (à cause de la guerre), naissance le 20 septembre 1946, dans la soirée, sous le signe du Chien. Pacifique, mélancolique, fidèle.
Du Festival de Cannes qui aborde sa soixantaine, on peut dire qu’il a traversé les étapes naturelles des organismes vivants et de leur lutte pour la vie : apprentissage, défections, crise d’adolescence, voyages d’initiation, installation professionnelle, maturité, âge de raison.
Affrontements de toutes sortes, surtout. Imaginé dès l’origine contre le Festival de Venise, certes pour de bonnes raisons, il a rencontré immédiatement d’étranges synchronicités au parfum combattant : été 1939, ou bien ces deux mois de mai remarquables de 1958 et de 1968 (2).

Il y eut pourtant de la douceur, au début, aux couleurs de chromos : nostalgie des avant-guerres et illusions des après-guerres. Enfant du "monde libre", tout consacré à un art à la fleur de l’âge, destiné à s’épanouir sur des terres idylliques fréquentées par les happy few du bel hiver méditerranéen, il se rêva tout de suite comme le roi de la beauté moderne et de la fête, et commença par un immense cocktail mondain international à Eden Roc le 21 août 1939.
Et voilà que la guerre éclata le jour même prévu pour son ouverture. Fausse entrée, on la refait.

Plus tard, après quelques bégaiements municipaux, on lui construisit un palais, une belle grande maison blanche sur la Croisette, qui ouvrit ses portes avant même la fin des travaux pour la 3e édition du Festival, en 1949. Il était de la même lignée que le grand casino branché de Palm Beach, ou que le petit casino blanc de Juan-les-Pins, il perpétuait les représentations "du côté de la Côte" de l’imaginaire des anciens aristocrates et des nouveaux riches. Bon enfant, le reste de l’année, il accueillait toutes sortes de classes sociales, et de manifestations populaires d’intérêt local, des concerts des JmF (Jeunesses musicales de France) aux distributions de prix. Et quand venait le temps DU Festival, en mai, ils étaient nombreux, de Fréjus à Vallauris, tout le long du littoral et dans l’arrière-pays, à avoir des invitations.

Dans la petite musique nostalgique de la mémoire de Gilles Jacob (3), ceux qu’on voit se bousculer autour des vedettes, à l’entrée du Palais, pas invités mais vraies groupies, n’étaient pas les plus mal traités. Entre feux d’artifice et pique-niques à Sainte-Marguerite la sauvage, s’ils avaient vraiment envie de cinéma, ils pouvaient aller voir les mêmes films que ces messieurs-dames dans les cinémas de la rue d’Antibes, Star, Rex ou Olympia.

Et voilà que le festival grandit, si fort, qu’il fallut lui construire un nouveau palais. Un déménagement, c’est toujours une micro-révolution. On se refait des habitudes, on prend de nouvelles résolutions, on est aguerri et on ne refera pas les mêmes erreurs. Les accréditations avaient déjà fait leur apparition. Le Palais des Festivals et des Congrès, inauguré en 1983, à guichets désormais fermés aux faux people, fut immédiatement surnommé le bunker. Clairvoyance du peuple.

Les temps étaient durs en affaires, ils s’accéléraient, la vitesse leur faisant perdre en chemin leur amateurisme et leurs vieilles utopies. Le côté obscur de la Force, peut-être, progressait. Le Festival de Cannes ne pouvait être qu’aux avant-postes, à l’avant-garde tant artistique que militaire. "Le Festival a constamment été agité par des querelles de clochers et des affrontements éphémères", dit Gilles Jacob, avec tendresse. Il a surtout toujours été traversé par des enjeux politiques et économiques majeurs, individuels, locaux, internationaux (4). Donc par des luttes, plus ou moins déclarées, mais de plus en plus visibles.

Aujourd’hui, amplis assourdissants des médias, caméras de surveillance, bousculades et jeux de coudes, l’adrénaline des individus répond aux excès de stimuli des images.


 

Ambiance d’état d’urgence : les rivalités des bouquets satellites remplacent les batailles de fleurs, la guerre des podiums fait rage, les dommages collatéraux sont innombrables. Violence des échanges en milieu tempéré, bruits et fureurs qui résonnent comme venus d’un gros tambour (5), qu’il faut canaliser grâce aux moyens du bord : protocole, stratégies, plans com, minutage des photo call, etc. Le rôle capital de la diplomatie, dans la sélection des films, dans la composition du jury, dans le palmarès final, donne la mesure de son antonyme, la guerre.

"Quand deux êtres se rencontrent, c’est la hiérarchie ou la guerre", disait l’anthropologue Louis Dumont. Le Festival de Cannes, le plus grand du monde, préfèrerait la hiérarchie. Mais il est un enfant de la guerre et du capital, ce qui revient au même d’ailleurs : il est issu d’une parthénogénèse. Et il doit continuer la compète. "Le sport revient dans mes films, comme évocation du besoin d’être toujours en compétition", dit Michael Haneke. Du jeu au sport à la guerre, on sait qu’il n’y a que peu de marches.

Pourtant, le Festival, dans sa grande sagesse, sait aussi qu’aucun vainqueur n’est jamais définitif. Mais il est le mieux à même d’observer que remettre en jeu son titre implique un fairplay inconnu dans l’univers impitoyable de ce petit monde, métonymie du grand monde. Au point que même "les majors n’aiment pas présenter leurs films en compétition. Elles ont peur de perdre, elles ont aussi peur de gagner", comme le dit finement Milos Forman.


 

Dehors une guerre, dedans une sérénité : les marches rêvées

 

Chaque fois que commence une projection, dans le festival officiel, Compétition, Hors Compétition, Un certain regard, avant le grand film, on assiste à un petit chef d’œuvre, avec le logo du Festival, un petit film délicieux, enchanteur, fascinant. Et énigmatique comme un rêve.
Les marches. Elles sont rouges. Elles sont sous l’eau. Au fond de la mer, tout est noir, la couleur n’a pas droit de cité. Mais là, dans ces abysses, elles sont rouges, déjà sous les projecteurs.
La caméra les monte. On les monte, on est en train de naître. "On" : n’importe quel fantôme de nos mythologies communes. C’est aussi chacun d’entre nous, scotché sur son fauteuil et faisant silence, soudain pénétré par la Vénus de Botticelli. Car c’est Vénus, forcément, qui les monte, ces marches sous-marines. Depuis le fond de l’eau, on aperçoit les marches de l’air libre, c’est vers là qu’on va. Sans couleurs encore, elles, ou de la couleur des petits matins, blêmes. Les naissances sont toujours blêmes et rouges.

Sortie de l’onde, de la nappe phréatique où le génie se nourrit. Ce surgissement rend leur couleur rouge aux marches supérieures. Il y a eu une césure. On est dehors, hors du ventre, dans le monde de l’air libre, celui des vivants humains. Cette coupure, c’est le seul "événement" de ce petit film. La montée se poursuit, c’est le jour. Sans soleil. Puis, lentement, c’est un crépuscule, puis une nuit bleue, étoilée, qu’on imagine chaude. En haut des marches, se dresse alors la palme, en or. C’est là qu’on allait. Au firmament, avec les stars, dans une immortalité, avec les dieux.
Ce petit film a duré quelques secondes. Pas un mot, juste la musique de Camille Saint-Saëns, Aquarium, phrase du Carnaval des animaux.


 

Or c’est cette musique, si joliment ajustée à cette ascension magique créée, qui résonne seule dehors pour un peuple sur escabeau, sans autre image qu’un perception hasardeuse d’un réel lointain, qui est énigmatique. L’idée originelle est bien compréhensible. Ce logo est figuratif. Il véhicule aussi une pensée des origines, celle du genre humain, celle des dieux, celle de l’inspiration, celle de la Méditerranée. Et puis, Aquarium, cela va de soi, ces étranges poissons exotiques qui font les beaux devant nos yeux, tous les écrans sont de nature aquatique.

L’étonnement vient d’autre chose : cette phrase musicale est douceur, répétition et progression. Mais, accompagnant l’ascension, elle s’infléchit, en mineur, en mélancolie, et à l’arrivée, au moment de l’irruption de la palme, pas le moindre projecteur, dans la grande nuit de l’apogée.

La montée s’est fait sans effort, la naissance comme par enchantement, et, au bout du compte, il n’y a ni orgasme, ni triomphe, ni havre, ni d’ailleurs détumescence. Juste une palme douce et sans avenir. Ce voyage n’a rien raconté des épreuves surmontées, et il a mené au nirvana. Il n’y aura eu ni dialectique occidentale (en une croissance avide et infinie), ni cycle oriental (celui des réincarnations avant la paix).

Défiant la gravitation, porté par un souffle divin ou tiré par les anges, on a effectué une "Ascension", dans un monde enchanté avec happy ending, dans un cosmos apaisé. On ne partira pas vers de nouvelles aventures. La satiété était donc possible, il n’y aurait pas d’apocalypse, et le jugement dernier serait reporté sine die. C’est la fin de l’histoire que nous fredonne cette musique.

Ceux qui ont conçu ce logo zen, ont-ils pensé que les héros étaient fatigués, et qu’on pouvait les mettre au repos ? Ont-ils espéré que ce minuscule instant, répété dedans à chaque projection depuis plus de vingt ans, et dehors à chaque montée des marches, était susceptible d’apaiser les esprits échauffés ? Ont-ils ainsi voulu conjurer la violence du bunker assiégé et de ses assiégeants ? Ont-ils voulu projeter un petit rituel sacré dans un univers profane et barbare ? Ont-ils voulu dénier que la guerre était partout ? Ont-ils trouvé l’arrêt-sur-image qui permettait à Icare de réaliser son rêve (6) ? Ou n’étaient-ils que des lecteurs et illustrateurs de Victor Hugo : "le rêve est l’aquarium de la nuit" ?

On les imagine revenus de quelque ashram idéaliste, ou de quelque antique territoire cinéphile sentimental, on les sent imprégnés de l’innocence des premiers temps.
Ce qui est sûr, c’est qu’avec ce logo - cette toute petite œuvre d’art -, ils ont créé l’absolu contrepoint de la grande foire stressée et concurrentielle de Cannes, phare de bout du monde de l’Occident.
Et qu’ils nous réinoculent, en quelques secondes, notre rêve à nous, celui que nous savons issu d’une usine, nous autres qui ne sommes pas on.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°296-297, été 2005

1. L’idée d’un festival du "monde libre" vint à Philippe Erlanger, en 1938, dans le train du retour du Festival de Venise. Créé en 1932, celui-ci avait progressivement été infiltré par l’Allemagne hitlérienne - cf. la Coupe Mussolini décernée cette année-là aux Dieux du stade de Leni Riefenstahl.

2. Cf. l’excellent ouvrage de Loredana Latil, Le Festival de Cannes sur la scène internationale, préface de Gilles Jacob, Nouveau Monde Éditions, collection Cinéma & Cie dirigée par Jean Gili, Paris, 2005.

3. Gilles Jacob, Triptyque  : I. Histoires du festival, I. Louons les grands hommes ! (2002) ; II. Les marches, etc. une comédie musicale (2003) ; III. Épreuves d’artistes (2004). En DVD.

4. Cf. note 2.

5. Cf. Christian Jeune : "Le festival c’est un gros tambour. Pour le meilleur ou pour le pire, tout résonne. Autant rester calme", in Libération, 6 juin 2005.

6. Cf. Budd Schulberg : "À Cannes], j’ai eu l’impression d’être à Hollywood où bien souvent le succès prend son envol comme Icare, approchant de si près le soleil que ses ailes de cire fondent et dégringolant pour venir s’écraser sur Terre", Libération, 28 mai 2005.



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