home > Films > Daniel (1983)
Daniel (1983)
de Sidney Lumet
publié le mercredi 21 juin 2023

par Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°158, avril 1984

Sorties les mercredis 7 mars 1984 et 21 juin 2023


 


Plus de trente ans se sont écoulés depuis que Julius & Ethel Rosenberg ont péri sur la chaise électrique (1), et voilà que le film de Sidney Lumet - un film pourtant plein de précautions - soulève à nouveau l’Amérique. Le film prend ses distances en ce que les Rosenberg sont devenus lsaacson. Plus profondément, il suit une nouvelle de Edgar Lawrence Doctorow, auteur également du scénario : Le Livre de Daniel (2). C’est par les yeux de Daniel, fils de Paul et Rachelle lsaacson, que nous appréhendons "l’affaire". Donc un récit subjectif.


 


 

Daniel est maintenant marié, père d’un petit enfant. Il refuse farouchement de s’intéresser à tout problème politique, malgré les reproches véhéments de la cadette Susan qui veut demeurer fidèle à la voie choisie par les parents, mais que l’épreuve subie dans un âge encore tendre a rendue déséquilibrée et suicidaire. Daniel essaie de se retrouver. Il recherche ses souvenirs, et c’est leur évocation, mêlée à la réalité actuelle, qui constitue la trame du film. L’auteur a donc opté résolument pour la fiction.


 


 

Précaution peut-être avant d’aborder un sujet très brûlant, une "affaire" dont on ne peut encore dire qu’elle soit parfaitement élucidée. Les "preuves" produites à l’époque n’étaient guère convaincantes et l’opinion fut en général persuadée de l’innocence des Rosenberg. D’où le grand mouvement surgi partout pour leur défense, même en Amérique. On y vit la forme la plus aiguë du maccarthysme, une accusation basée surtout sur les options politiques des Rosenberg. Des recherches entreprises ultérieurement donnent un son de cloche un peu différent.


 

Et par ailleurs, dans le monde idéologique communiste, bien des choses ont changé depuis 30 ans. Julius, en bon communiste de ces années-là - si proches encore de la guerre - voyait dans l’URSS "le pays du socialisme", le phare vers lequel l’humanité progressiste tournait ses regards. C’était l’âge des illusions. Il aurait alors fait passer à l’ambassade soviétique des renseignements sur la bombe atomique. Mais Ethel serait demeurée en dehors de tout ça. "L’affaire" serait née d’un chantage des services américains pour faire parler Julius. On l’aurait donc condamné à mort, alors que la peine maximale, dans ces cas, est de 30 ans de réclusion, et, bien plus, on aurait mis Ethel dans le bain et elle aurait été aussi condamnée à mort, ce qui était un défi à toute justice. Mais Julius resta muet : il semble qu’il n’ait pu croire à l’exécution dans ces conditions (les illusions encore) et qu’il ait espéré que tout s’arrangerait dans l’avenir d’une république socialiste mondiale.


 

De ces recherches, le film ne tient aucun compte, car il ne pose aucun problème de culpabilité : les événements nous sont montrés tels qu’ils ont été perçus par les enfants, Daniel surtout, qui avait de 10 à 12 ans durant les trois années qu’a duré l’affaire. L’auteur a d’ailleurs affirmé qu’il n’a cherché dans ce thème que l’occasion d’un approfondissement psychologique sur les conséquences que peut avoir une grande passion. Il insiste donc sur ce qu’ont vu les enfants.


 


 


 

Ainsi, l’arrestation des parents : irruption en force des hommes de la police, menottes aux mains des parents, brutalité de la perquisition, matelas éventrés, saccage sauvage de l’appartement. Les enfants sont immobiles, figés dans leur coin, terrorisés, mais avec le regard de ceux qui contiennent leurs sentiments sans perdre une miette de ce qui se passe.


 


 

Il y a aussi les visites à la prison, où l’on voit séparément père et mère, sans jamais être réunis, les conversations entendues... Un poids terrible sur une enfance ballotée entre orphelinats, parents, amis. C’est cela les conséquences de la forte passion des parents ? L’affirmation de l’auteur reflète certainement sa prudence, mais est-elle vraiment convaincante pour autant ?


 


 

Et puis, il a l’honnêteté de montrer que les Rosenberg n’ont pas été tout à fait abandonnés. D’où les images des manifestations populaires organisées pour les défendre. Des images vieilles de plus de trente ans, mais que les supporters du vieillard propret qui règne à la Maison Blanche (3) semblent avoir du mal à encaisser : des souvenirs à ne pas raviver. D’autant qu’elles rappellent ces images d’un passé beaucoup plus récent, encore tout chaud, celles des grandes manifestations pour la paix au Vietnam, particulièrement inopportunes dans la contingence politique actuelle. La libre Amérique n’arrive plus à se reconnaître.


 


 

Ceci dit, les scènes intimistes autour des enfants sont dans les meilleures du film, pleines de sobriété et de délicatesse. Les enfants précocement mûris par le malheur, concentrés à la fois dans leur souffrance et dans la volonté de la contenir suscitent plus d’émotion que ne le feraient gesticulations, cris et larmes. On sent qu’ils ne seront jamais plus comme les autres. Le spectateur est touché par ce film plein de tendresse et d’angoisse. Est-ce à dire qu’il tourne le dos à l’Histoire ? Ce serait inexact de l’avancer : il fait la place nécessaire au contexte historique. Et puis le sort des individus, c’est aussi l’Histoire. Le donner à voir et à ressentir ne s’y pas oppose pas, il en est plutôt le complément. Il ne faut pas confondre sécheresse et objectivité.

Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°158, avril 1984

1. Ethel Rosenberg et Julius Rosenberg, ont été arrêtés pour espionnage au profit de l’URSS en 1950. Ils ont été jugés coupables le 5 avril 1951 et ils ont été exécutés sur la chaise électrique le 19 juin 1953 dans la prison de Sing Sing.

2. Edgar Lawrence Doctorow, The Book of Daniel, New York, Random House, 1971. Le Livre de Daniel, traduction de Janine Hérisson, Paris, Laffont, 1980.

3. Il s’agit de Ronald Reagan (1911-2004), qui fut le 40e président des États-Unis entre 1981 et 1989. À la sorte du film, il avait 72 ans.


Daniel. Réal : Sidney Lumet ; sc : E. L. Doctorow d’après son roman The Book of Daniel ; ph : Andrzej Bartkowiak ; mont : Peter C. Frank ; mu : Bob James ; cost : Anna Hill Johnstone. Int : Timothy Hutton, Mandy Patinkin, Lindsay Crouse, Ellen Barkin, Amanda Plummer, Edward Asner, Peter Friedman (USA-Grande-Bretagne, 1983, 130 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts