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Samouraï (le) (1967)
de Jean-Pierre Melville
publié le mercredi 28 juin 2023

par François Leduc
Jeune Cinéma n°26, novembre 1967

Sorties les mercredi 25 octobre 1967 et 28 juin 2023


 


Comme tout le monde, les cinéastes ont leur marotte ou leurs petits objets. Les cigarettes de Jean-Luc Godard, par exemple, si possible de gros modules, celles qu’il fume et celles qu’il fait fumer à ses créatures. Jean-Pierre Melville, lui, semble aimer les chapeaux, ceux qu’il porte et ceux qu’il fait porter à ses tueurs. Si cette fois Alain Delon n’est pas un chapeau comme l’était dans Le Doulos notre Jean-Paul Belmondo national, les vertus du couvre-chef n’en sont pas moins soulignées avec beaucoup de précision, de tendresse et d’habileté dans l’histoire de ce samouraï du 20e siècle (1). Samouraï par quelques traits dont ce rappel peut-être des vertus de la natte que portaient les guerriers japonais et qu’ils coupaient d’un trait de poignard avant de se suicider, que l’on retrouve dans ce chapeau que Alain Delon affectionne au long du film. Chapeau qu’il laissera très précisément au vestiaire pour la scène finale.


 

Si, comme l’a écrit Jean de Baroncelli, (2), dans Le Samouraï, les éléments japonais directement palpables sont uniquement de l’ordre de détails, c’est surtout par le jeu "hiératique" de Alain Delon et par le style dépouillé et sans complaisance de Jean-Pierre Melville que ce film rejoint les grandes évocations de Kenji Mizoguchi ou de Akira Kurosawa sur l’univers et la vie de ces guerriers samouraï.


 

Ce film détient en effet l’immense avantage de nous faire découvrir Alain Delon comme un très grand acteur (3). Nous savons tous qu’en France des pléiades de comédiens perclus de talents attendent le réalisateur qui leur donnera une chance, leur chance - c’est le cas de Louis de Funès, par exemple, qui jusqu’à ce jour croupit dans les pires marécages de la production lucratino-rigolotte et nulle. Depuis Rocco et ses frères de Luchino Visconti (1960), nous n’avions pas été émus par l’acteur à fleur de sensibilité - tout expressions, demandes, questions. On avait eu, en vivant ce film, l’impression de sentir Alain Delon constamment au maximum de ses possibilités, prêt à lâcher, à aller plus loin, à faire rugir, plier et pleurer. On n’a pas envie de savoir comment Jean-Pierre Melville et lui se sont débrouillés tant le résultat est miraculeux. Tous les sentiments les plus forts, l’amour, la haine, la peur, vivent, s’expriment on ne sait comment sous le masque impénétrable et apparemment dénué d’expression.


 

Les principes du théâtre No japonais veulent que les personnages s’expriment de la façon la plus violente par les expressions corporelles les plus sobres et les plus simples. Ainsi, regarder fixement son ennemi est lui manifester la plus grande haine. C’est sans doute en pensant très fortement à ces principes lorsqu’il a préparé son interprétation que Alain Delon les a rejoints. On a pu lire que si Jean-Pierre Melville avait voulu réaliser un film sur la solitude, il avait échoué. Il semble qu’être seul, c’est rentrer se soigner d’une balle qu’on a reçue seul, sans trouver la chaleur, le réconfort d’une présence quelle qu’elle soit. La solitude, c’est ne pas avoir de miroir à sa souffrance. On grimace pour les autres, pas pour soi.


 

C’est ici que s’apprécie le métier, la justesse d’observation et le choix de sobriété du réalisateur. Son cinéma évoque, esquisse, et la solitude, elle est là à portée de cœur, par exemple dans cette séquence, choisie parmi d’autres en raison d’une comparaison possible avec celle que Alain Cavalier a tournée dans L’Insoumis (1964). L’acteur a la même action à accomplir, - c’est-à-dire se panser -, et, atrocement mal dirigé, il fait montre d’un réel talent de petit garçon cabotineur enlevant son sparadrap devant une caméra. Un personnage en pleine possession de ses moyens, magnifiquement dirigé dans un film bien tourné - c’est-à-dire avec un nombre suffisant de plans sans avoir à procéder à des gymnastiques de montage - tel est l’aspect positif du film.


 

Tout n’est cependant pas aussi louable dans la démarche de Jean-Pierre Melville. Notamment ce qui a trait au second personnage principal, le commissaire de police interprété très normalement par François Périer. En effet, dès que nous quittons le samouraï pour la police nous tombons dans une complaisance et une complicité totales et inexplicables. Quelque chose gêne. Sur le plan humain, d’abord : le commissaire ne cogne pas et est bon enfant. Or, le commissaire cogne et n’est pas bon enfant : c’est une réalité que ceux qui sont en marge d’une société connaisse.


 

Mais aussi sur le plan matériel : délirant de travellings, gros plans, cadrages merveilleux dans des locaux magnifiques, meublés plus que luxueusement, au milieu desquels on s’attend à chaque instant à voir apparaître une hôtesse dévêtue pour Play-boy. Si les locaux de la Préfecture sont ainsi, on comprend les dernières réticences de l’Assemblée devant la demande d’augmentation du budget de la police. S’ils ne le sont pas, Jean-Perre Melville a alors péché par "magnification", et a été vraiment loin dans l’apologie propagandiste. La modernisation de la vieille affiche "Engagez-vous dans la police, vous aurez du pain et de l’action" est par trop apparente dans cette partie documentaire ou trop peu maîtrisée, ou, ce qui est beaucoup plus grave, trop maîtrisée (4).


 

Le Samouraï est en définitive un film à voir, ne serait-ce que parce qu’il nous prouve qu’un film directement commercial peut être excellent. Alain Delon est par trop brillant pour être étouffé par l’équivoque sur la police que nous venons de souligner. Nous souhaitons simplement que le réalisateur, qui se reconnaît comme le père de la Nouvelle Vague, dans un prochain film, nous sorte un peu de l’apologie des usagers de l’argent quels qu’ils soient, et n’oublie pas les aspirations, satisfaites ou non, d’une majorité de spectateurs concernés par d’autres problèmes.

François Leduc
Jeune Cinéma n°26, novembre 1967

1. La journée d’un tueur à gages qui, devant échapper à la police et à ses employeurs, y parvient de la manière la plus absolue.

2. Jean de Baroncelli, Le Monde du 30 octobre 1967. Il dit également que ce samouraï est "une machine à tuer indifférente et dépourvue de sentiments".

3. En 1967, Alain Delon avait tourné une trentaine de films dont Plein Soleil de René Clément (1960), L’Éclipse de Michelangelo Antonioni () et Le Guépard de Luchino Visconti (1963). Et 1967 est l’année des 1967 : Les Aventuriers de Robert Enrico.

4. Ceci a été très bien souligné par Michel Cournot, dans Le Nouvel Observateur.


Le Samouraï. Réal : Jean-Pierre Melville ; sc : J.-P. M. & Georges Pellegrin ; ph : Henri Decaë ; mont : Monique Bonnot & Yolande Maurette ; mu : François de Roubaix ; déc : François de Lamothe. Int : Alain Delon, François Périer, Nathalie Delon, Cathy Rosier, Michel Boisrond, Robert Favart, Catherine Jourdan, Roger Fradet, Carlo Nell, André Thorent, Jacques Deschamps, Maurice Magalon, Gaston Meunier (France, 1967, 85 mn).



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