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Arbre aux sabots (l’) (1978)
de Ermanno Olmi
publié le dimanche 8 juillet 2018

par René Prédal
Jeune Cinéma n°112, juillet 1978

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1978.
Palme d’or

Sortie le mercredi 27 septembre 1978


 


L’Arbre aux sabots décrit la vie quotidienne de plusieurs familles réunies dans une ferme lombarde à la fin du siècle dernier. C’est tout, cela dure trois heures et c’est admirable, Ermanno Olmi ayant ainsi recueilli et filmé les récits d’une mémoire collective pour composer l’histoire des peuples, l’histoire rurale d’une autre culture et d’un autre monde que celui qui est habituellement considéré comme cinématographiable. Pour une fois, le cinéma se confond avec la vie, loin des "artifices des représentations qui nous ont fait oublier le rapport direct avec les événements, avec les choses", dit-il.


 


 

Le film s’ouvre sur les premières images de l’automne 1897 - la nature brute -, bientôt suivies par celles des nombreux travaux agricoles de la saison - l’homme cette fois, mais dans ses rapports muets avec la nature -, avant de passer enfin à la première scène de la sacristie dialoguée en dialecte de la basse plaine bergamasque - les hommes entre eux). À partir de là, Ermanno Olmi ne quittera plus ses personnages et le film s’achèvera à la nuit sur l’image de la pauvreté, du malheur, de l’injustice et de l’oppression, lorsque la volonté du patron aura "tout ravagé, comme une saison maligne". Comment dès lors parler de passéisme et de nostalgie ? Certes la nature est belle et les sentiments de Batisti particulièrement nobles - c’est un époux et un père admirable, un travailleur et un compagnon exemplaire. Mais cet homme sera chassé de chez lui pour avoir coupé un arbrisseau appartenant au patron afin de fabriquer des sabots à l’un de ses enfants tant "la sujétion est totale et les paysans considérés comme des âmes à la merci d’un patron".


 

Peu sensible à l’esprit rétro qui pourrait être perçu par un spectateur restant à la surface des choses, on a par contre été profondément ému par la dureté et la misère de ces existences devant arracher chaque parcelle de leur survie à une nature hostile qui n’apparaît guère comme la "terre nourricière" d’une certaine poésie facile. D’ailleurs le cinéaste achève son film au printemps 98, refusant de boucler le cycle des quatre saisons et supprimant la séquence de l’été pour ne pas donner dans le panthéisme des images d’une nature triomphante gonflée de chaleur. Il n’y a pas d’été pour les damnés de la terre.


 

Le réalisateur dit avoir utilisé "deux types de lumière, celle du soleil ou mieux des saisons et celle des chandelles et des lampes à pétrole avec une pellicule spéciale", et avoir, par contre, "évité toute référence à la peinture pour ne pas retomber sur la palette conventionnelle des films en couleurs sur le 19e siècle. Quant à la longueur du film, elle résulte obligatoirement de la lenteur même du rythme de la vie : longueur des journées de travail commencées à l’aube - Minek s’en va à l’école alors qu’il fait encore nuit et le vieux grand-père va soigner ses salades avant le lever du soleil -, et finies très tard à la veillée sur une prière collective interrompant les plaisanteries des hommes et l’éternel labeur des femmes, une lenteur des déplacements, le plus souvent à pied ou en charrettes lourdement chargées, voire en bateau, mais allant alors à peine plus vite que les parents accompagnant sur la berge le couple qui part à la ville.


 

En outre, la parole est rare, tout se règle par regards et par gestes, cette manière d’agir constituant une grande part de l’héritage culturel recueilli par Ermanno Olmi qui a voulu fixer avec respect et affection le souvenir d’un monde "qui était fait de pratiques religieuses, de rituels magiques, de contines, de chansons, de rêves, de restes de festivités païennes". Si Bach est employé de manière très classique pour magnifier la vie des paysans, c’est que les maîtres, eux, écoutent la musique sur un phonographe nasillard ou se contentent des fausses notes d’un aristocrate pianiste qui charme la jeune femme du patron. La pureté musicale est du côté du peuple, que l’on ne saurait réduire aux airs dits folkloriques, tandis que les sons accompagnant les riches ne peuvent être qu’imparfaits, discordants.


 


 

Le cinéma est donc utilisé par le cinéaste pour transmettre les émotions qu’il a lui-même ressenties en se penchant sur la société - c’est-à-dire sur la famille et sur le travail - d’une époque aujourd’hui révolue, un monde où tous les âges collaboraient, enfants, adultes et vieillards vivant sous le même toit et partageant les mêmes tâches. Mais un monde aussi dans lequel on se mariait en noir et à l’aube pour aller passer la nuit de noces dans un couvent et revenir à la ferme avec un bébé adopté parce qu’il était fils de riche et que l’on recevait ainsi une dot conséquente. Devant la force explosive d’une telle scène (ou de la dernière, lorsque les autres paysans n’osent pas sortir pour dire au revoir à la famille chassée), on comprend que la seule façon de filmer était d’oublier le cinéma en plaçant la caméra à une certaine distance, ni trop loin, ce qui serait de l’indifférence, ni trop près, ce qui serait du viol, et en laissant les personnages entrer et sortir du champ sans être contraints par un montage trop sec, faisant seulement en silence avec eux un petit bout de ce chemin parcouru depuis des siècles "pour la suite du monde".


 

La ferme n’est d’ailleurs pas complètement étrangère à son temps. Le "social" est à sa porte, tout proche, et s’il ne perturbe pas l’ordre des lieux, il commence néanmoins à faire entendre les premiers échos de ses luttes. Mais les paysans ne sont pas encore prêts à les écouter et à les comprendre. Ainsi, au lieu de suivre le discours de l’orateur socialiste à la fête du village, Finard regarde par terre et découvre une pièce d’or. De même, quand la barque descend le Naviglio et que des fumées s’élèvent derrière les buissons de la rive, les passagers demandent si l’on brûle des herbes, et lorsque quelqu’un répond que non, que ce sont des combats, tout le monde se lève pour s’écrier "les pauvres gens !"... avant de se rasseoir immédiatement et de reprendre le pauvre déjeuner interrompu.


 


 

À Milan où tonnent les canons du Général Bava Beccaris, Maddalena et Stefano ne verront donc que des allées et venues incompréhensibles de chevaux au galop et de gens courant dans toutes les directions. Sans même demander ce qui se passe, le couple se réfugiera seulement quelques instants sous un porche avant de rejoindre le couvent Santa Caterina et son jardin silencieux. Là, le temps s’est arrêté. Mais pour combien de temps l’unité paysanne allait-elle pouvoir rester encore à l’extérieur du courant de l’histoire ? Le fleuve venait en fait d’établir le premier trait d’union. Dès lors, le départ de la famille Batistini ne pouvait être que le second car, où, sinon à la ville, pouvait aboutir un ouvrier agricole chassé de la campagne à l’orée du 20e siècle ?

René Prédal
Jeune Cinéma n°112, juillet 1978


L’Arbre aux sabots (L’albero degli zoccoli). Réal, sc, mont : Ermanno Olmi ; ph : E.O. Carlo Petriccioli & Ercole Visconti ; mu : Jean-Sébastien Bach ; déc : Franco Gambarana & Enrico Tovaglieri ; cost : Francesca Zucchelli. Int : Luigi Ornaghi, Francesca Moriggi, Omar Brignoli, Antonio Ferrari (Itali, 1978, 186 mn).



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