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Affreux, sales et méchants (1976)
de Ettore Scola
publié le mercredi 26 juillet 2023

par Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°96, juillet 1976
et
par Gérard Camy
Jeune Cinéma n°278, octobre 2002, spécial Ettore Scola

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1976.
Prix de la mise en scène

Sorties les mercredis 15 décembre 1976, 8 juillet 2009 et 26 juillet 2023


 


Les premières images nous présentent une famille, quand tout le monde est là, la nuit : plus de vingt personnes couchées dans la même pièce, dans un entassement qui n’a rien de pittoresque, les bras crispés sur ce qu’elles peuvent avoir de précieux. Une famille, c’est-à-dire une vieille grand-mère paralysée des deux jambes, le père et la mère, leurs enfants avec leurs conjoints, et les enfants des enfants. À la fin s’y ajoutera une prostituée que le père impose à la mamma et à l’ensemble du clan.


 


 

La baraque où ils vivent est située dans un bidonville romain, dont les habitants, pour subsister, vivent d’expédients plus ou moins avouables, qui peuvent aller jusqu’au vol pur et simple, et au crime. Eux aussi sont en proie aux sollicitations de la société de consommation, les femmes se cachent pour acheter et utiliser des gadgets qui jurent avec ce total dénuement : telle celle qui, à la dérobée, se sèche les cheveux avec un séchoir électrique. À l’origine du film, il y avait un projet de documentaire sur les bidonvilles. Ettore Scola y a renoncé, estimant que cette forme ne lui permettait pas de faire apparaître suffisamment les conditions psychologiques des habitants. Mais il en est resté un sérieux inhabituel dans la description du milieu. La famille en question est originaire des Pouilles, les parents en parlent le dialecte, les enfants un sabir où se mêlent pouillois et romain, les petits enfants le romain. Ailleurs, ce peut être dialecte sicilien, napolitain, toscan, etc. Aussi, lorsque Ettore Scola eut renoncé à avoir des interprètes non professionnels, il s’est adressé à des comédiens de théâtre venus de ces provinces. Le seul grand artiste connu est Nino Manfredi, choisi en partie pour son aptitude à jouer avec des non-professionnels, capable de faire abstraction de son savoir pour assimiler ce qu’apportaient les authentiques habitants du bidonville qui jouaient avec lui.


 


 

Le film se refuse à l’attendrissement. Il se situe sur le plan du comique, et à ce niveau, il est totalement réussi. Le scénario fourmille d’inventions, de cocasserie, il nous surprend toujours. Peu de temps morts, il n’est jamais à court d’imagination. Citons, à titre d’exemple, la veine comique qui joue autour du personnage de la grand-mère, installée dans son fauteuil de paralytique, face à sa télévision, dans un gâtisme heureux. Elle apprend l’anglais et se passionne pour le New Deal, ce qui est pour le moins inattendu. Chacun y tient, à cette grand-mère, comme à la prunelle de ses yeux. Chaque mois la tribu entière l’accompagne au bureau où elle touche sa pension. C’est toujours le même scénario : en pénétrant dans l’immeuble, la bonne dame est prise d’une crise de frayeur, hurle : "Je ne veux pas entrer à l’asile". La pension est immédiatement distribuée entre les membres de la famille et la grand-mère, rassérénée, va retrouver sa télé.


 


 

Cependant, Ettore Scola se défend d’avoir fait un film franchement comique, il trouverait plus juste de le qualifier de "tragédie satirique". Il a voulu une mise en accusation contre une société qui produit une telle monstruosité, et à grande échelle. "Les pauvres, dit-il, ne sont pas bons et vertueux. Ils sont enragés, méchants. Et leur méchanceté est probablement inférieure à ce qu’elle devrait être". Pier Paolo Pasolini, l’auteur de Accatone (1961) et de beaux romans sur la zone romaine, avait accepté de tourner un prologue pour le film. Mais si les deux auteurs témoignent d’un intérêt commun pour cette question, on chercherait en vain, chez Ettore Scola, cette tendresse retenue qui éclairait les œuvres de P.P. Pasolini. Peut-être en raison même de sa réussite sur le plan du comique, qui fait nettement basculer son film du côté du spectacle.

Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°96, juillet 1976



Un lent pano-travelling dans la pénombre déroule des corps allongés, endormis, enchevêtrés, hommes, femmes, enfants, vieilles, jeunes adultes, gros, maigres, premiers réveils, premières insultes. Le plan qui ouvre Affreux, sales et méchants est un superbe moment de cinéma qui explique à lui seul le Prix de la mise en scène obtenu au Festival de Cannes en 1976. En quelques secondes sublimes, la promiscuité dévoilée de cette famille entassée dans la baraque en bois d’un bidonville vaut mieux que tous les discours progressistes.


 


 

Devant cette caméra indiscrète, c’est l’inceste qui s’étale, la violence des rapports humains qui éclate, l’exploitation économique insupportable qui frappe, la soumission sociale qui triomphe, la négation de l’éducation qui jaillit. Ces marginaux, que Ettore Scola décrit avec une férocité bienveillante, sont les lointains cousins des paumés du Pigeon de Mario Monicelli (1958), et les frères d’armes des exclus que Pier Paolo Pasolini a mis en scène dans Accatone (1961) et Mamma Roma (1962). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce dernier devait, à la demande de Ettore Scola, réaliser une préface filmée pour le film. Son assassinat empêcha ce travail commun, commencé quelques années plus tôt par de longues discussions entre eux sur ce sous-prolétariat installé autour des grandes métropoles et initié par Trevico-Torino, le documentaire réalisé en 1974 par Ettore Scola. Mais ici, le cinéaste a choisi la voie de la fiction. Et Nino Manfredi n’a pas son pareil pour "transformer ce drame de famille en tragédie à résonances shakespeariennes" (1).


 


 

L’attaque est frontale. Le propos est incisif, les conclusions sans ambiguïtés. La société est totalement responsable de cette prolifération des "pauvres" dans laquelle le capitalisme triomphant trouve son compte. L’oppresseur maintient l’opprimé dans une sous-culture où les valeurs défendues, les modèles proposés par la société sont transformés, déformés, engloutis. Pour survivre, pour "profiter un peu" de cette frénésie de consommation qui leur est jetée au visage, les "pauvres" deviennent affreux, sales et méchants. Condamnés à voler, à se prostituer, à tuer pour conserver une toute petite place dans cette société inhumaine, quitte à commencer par ses voisins. La solidarité, l’amour, la générosité ne semblent plus pouvoir s’exprimer dans les rapports de force et de violence que les pauvres établissent entre eux. Meute féroce, horde envahissante (la famille descend deux fois en nombre dans la ville) leur système de valeurs est réduit au minimum.


 


 

À l’aune des problèmes de banlieues, ce film apparaît aujourd’hui d’une actualité évidente, d’une lucidité impressionnante, toujours aussi novateur dans sa réflexion. Le monde délétère des bidonvilles, les zones de "non-droit des banlieues" ne sont que l’extrapolation d’une société fondée sur l’inégalité et sur "l’exploitation de l’homme par l’homme". Rejeté dans un monde sans espoir, le pauvre se place en marge de la loi. Et s’il fait peur, c’est sans doute parce qu’il nous crache au visage un univers impitoyable qui n’est finalement que la caricature, toute civilité disparue, de notre propre manière de vivre.


 

Ettore Scola, profondément pessimiste, insiste. Un matin comme les autres. Jeunes sur leurs scooters, femmes fardées, infirmes vrais ou faux, tous partent pour leurs "affaires"… Une jeune fille, tel le joueur de flûte de Hamelin, entraîne les enfants à travers le bidonville. La petite cohorte grossit et se dirige vers un lieu grillagé. Une école ? Ils pénètrent à l’intérieur de cette immense cage. La jeune fille ferme la porte, pose un cadenas et s’en va. Les enfants parqués pour la journée apprennent la vie. Celle des bidonvilles avec ses rapports de force intolérables et son système de valeurs dégradant. L’avenir est assuré. Mais attention, nous répète inlassablement Ettore Scola, la monstruosité de ses personnages, l’outrance de leurs réactions, si caricaturales soient-elles, ne sont que des reflets à peine déformés du miroir que nous leur tendons.

Gérard Camy
Jeune Cinéma n°278, octobre 2002

1. Cf. Jean A. Gili, Ettore Scola : une pensée graphique, Isthme éditions, 2008.


Affreux, sales et méchants (Brutti, sporchi e cattivi). Réal : Ettore Scola ; sc : E.S. & Ruggero Maccari ; dial : Sergio Citti ; ph : Dario Di Palma ; mont : Raimondo Crociani ; mu : Armando Trovajoli ; déc : Jean Robert Marquis ; cost : Danda Ortona. Int : Nino Manfredi, Linda Moretti, Ettore Garofolo, Franco Merli, Adriana Russo, Beryl Cunningham, Marcella Michelangeli, Ennio Antonelli (Italie, 1976, 115 mn).



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