Réalité(s) (2023)
Un autre regard sur les altérations mentales
publié le jeudi 20 juillet 2023

par Anita Linskog
Jeune Cinéma en ligne directe

Marseille, Galerie Zemma (20 juin-27 juillet 2023)


 


Le projet Réalité(s) (1), présenté à la Galerie Zemma (2) est une exposition visuelle et sonore qui interroge les perceptions des altérations mentales. Les deux artistes à l’origine de ce projet, Agnès Mellon, photographe et Chrystèle Bazin, autrice sonore et journaliste, travaillent ensemble (3) à une œuvre artistique en prise sur la société. Leur précédente réalisation : La Dent creuse, cartographie de la colère sur le réveil citoyen et la colère manifestée à la suite de l’effondrement des immeubles de la rue d’Aubagne à Marseille, en novembre 2018, avait donné lieu à une exposition crée aux Rotatives du journal La Marseillaise en novembre 2019 (4).


 

Ce nouveau projet, en gestation depuis la fin 2018, a été créé en résidence artistique au Centre St Thomas de Villeneuve, à Aix en Provence, et à la Cabane Georgina à La Madrague Montredon, à Marseille, en mai 2022. À l’origine, c’est tout le questionnement, par le regard, sur la détresse, l’impuissance vis à vis des personnes atteintes de troubles psychiques qu’a voulu "dévoiler" Agnès Mellon, elle-même proche aidante. Dans la note d’intention du projet (5), elle indique : "Il y a eu alors ce besoin d’approcher la maladie autrement que par la science et la raison, le désir de ressentir ces autres réalités, de trouver une autre porte. Mes premières constructions ont porté sur le motif de la répétition (ou sur la répétition d’un motif) et sur celui de l’enchevêtrement de fragments d’images pour signifier l’entrelacement des réalités. L’objectif était double, faire transpirer l’idée que j’ai de son mal-être, mais aussi mon malaise vis-à-vis de mon incompétence et de mon impuissance vis à vis de l’emprise de la maladie". Au-delà, c’est tout le regard et le contrôle d’une société qui fait l’objet d’une interpellation, tant par la parole confisquée et l’assignation à un état que par le jugement sans appel d’une population catégorisée comme "étant" malade, donc trop différente.


 

Une œuvre, "Tu as /Tu es" (2022), présente, sur une reproduction d’un tableau optométrique de Snellen, un test oculaire commençant par "Tu as un cancer, Tu es schizophrène". Cette œuvre, en forme de contournement, met en question l’injonction hégémonique qui définit les malades atteints de troubles psychiques par leur affection contrairement à d’autres pathologies, est emblématique de toute la démarche proposée. Le corps et l’esprit, la sensibilité et l’attention. Il s’agit pour les deux artistes de rendre compte de ce tourment, de cette traversée au jour le jour, de ces allers-retours, de ces seuils franchis entre la souffrance et le bien-être, de l’arrivée de l’imprévisible, de la solitude et du lien, des brisures et de l’espoir... L’exposition se vit alors pour les visiteurs comme une expérience sensible, plurielle, donnant à entrevoir, voir, entendre, écouter, toucher, combinant des modes d’intensités et des régimes d’attention divers.


 

Vibrer avec des réalités vacillantes s’inscrit d’abord visuellement dans la représentation du/des corps qui imprime(nt). Cette expérience est indissociable de la pensée, des émotions et de l’esprit. Ainsi, surgissent depuis les photographies, des visages déformés aux yeux fermés au travers de voiles transparents en modifiant les apparences ou d’autres visages entrevus partiellement derrière des tissus. Puis ce sont des bras écartés et ouverts, un tronc et des coudes entre ombres et lumière, des jambes avec des pieds qui se tordent, une silhouette de dos qui s’évanouit en ouvrant une porte, des membres inférieurs en positions différentes jamais en repos, la douceur d’une nuque et le détail de cette épingle à cheveux, ou encore cette vidéo où des fragmentations de corps glissent les unes contre les autres sans se rejoindre. Le corps, soudain invisible sur une des photos, reste le signifiant commun de cet indicible parfois tragique. Cet indicible, il se joue dans l’expression des émotions, le déroulement de la pensée, dans la parole, les mots, les sons et tous les silences. Les œuvres entrent en résonance les unes avec les autres. Non pour expliquer mais pour ouvrir de nouvelles pistes sensibles.


 

L’installation sonore Dans l’intervalle, tenir (2023), par exemple, au travers de voix, témoignages issus des ateliers d’expression et ponctuée d’une composition musicale "The Next Gate", permet d’entendre, d’écouter et de porter attention à d’autres pulsations, d’autres récits au monde que celui issu d’un formatage généralisé sur les maladies psychiques qui sature l’attention et émousse les sens. Et voici que monte l’angoisse, heure par heure, l’inquiétude au jour le jour, les messages sans réponses, la prise ou non des médicaments, les pensées envahissantes, le désespoir, l’inachevé, la crise qui vient, les pensées suicidaires et les ruminations, comme l’attestent ces lettres et ces mots confusément agencés à partir de pâtes alimentaires évoquant les textos compulsivement adressés à l’aidant. Les matières utilisées telles le plomb ou l’argile rappellent sans cesse le caractère malléable, modifiable et changeant des situations vécues.


 

Cette déambulation du visiteur au cœur du blanc de la Galerie, ponctuée d’arrêts - ralentissements - retours en arrière, à l’ombre de certaines œuvres, se complète par l’arrivée devant une marelle où le sens de l’équilibre et de l’orientation, l’ancrage au sol sont déjoués par des alternances d’instabilité, de brusques retournements faits de tensions, de surprises. Tout le contournement esthétique présenté va de pair avec l’attention portée au cheminement des personnes concernées… comme tout le monde l’est par la faiblesse, la fébrilité, la panique, l’impuissance. À commencer par les artistes.


 

À l’heure de la recherche effrénée du confort et de la reconnaissance à tout prix dans tous les domaines, l’impuissance est en quelque sorte une chance, un atout car elle permet d’aller puiser dans des ressources, des richesses, des amplitudes insoupçonnées. Ouvrir des portes, c’est également être capable d’innover, d’inventer des postures inédites, de suivre des chemins d’esquive. L’art qui s’invente dans l’intranquillité est également une tentative de sauver l’attention porté à l’autre. Sauver ainsi l’attention ne se fera sans doute pas sans sauver l’art lui-même… "L’attention est la forme la plus rare et la plus pure de la générosité. Il est donné à très peu d’esprits de découvrir que les êtres et les choses existent", disait la philosophe Simone Weil.

Anita Lindskog
Jeune Cinéma en ligne directe

1. C’est un travail artistique de longue haleine pensé et conçu au fur et à mesure des rencontres avec celles et ceux qui sont directement concernés dans leur quotidien : personnes ayant des troubles, proches aidants, familles, référents. Ainsi des ateliers d’expression ont-ils été mis en place permettant des restitutions sonores et anonymes comme autant de jalons d’un projet qui se vit en construction permanente. Le dispositif de la déambulation mêle des photographies de Agnès Mellon, des installations plastiques dont un "Disque de réalité variable" réalisé par Flory Brisset, des sculptures sur plomb dans une œuvre collective proposée par Lopty Sushi & H.D., ainsi que deux créations et compositions sonores, réalisées par Chrystèle Bazin & Barbara Perraud sur une musique de Arthur C. Colombo.
Des tables rondes sont organisées chaque jeudi pendant toute la durée de l’exposition.

2. Galerie Zemma

3. L’Association Équivoque

4. À Marseille, dans le quartier populaire de Noailles du centre-ville, rue d’Aubagne, le lundi 5 novembre 2018 à 9h00, deux immeubles vétustes se sont effondrés. Bilan : 8 morts. Les secours ont démoli immédiatement l’immeuble adjacent fragilisé. La municipalité a évacué au moins 4 500 Marseillais habitant dans 578 immeubles dangereux, dont un tiers à proximité de l’accident. Aujourd’hui, 1 500 personnes évacuées vivent toujours dans des logements temporaires.
L’exposition La Dent creuse, cartographie de la colère. raconte que ce n’est pas la faute à "pas de chance". Sur FranceInfo.

5. Note d’intention de l’exposition.



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