home > Films > Tournesols sauvages (les) (2022)
Tournesols sauvages (les) (2022)
de Jaime Rosales
publié le mercredi 2 août 2023

par Philippe Roger
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle du Festival de San Sebastian 2022

Sortie le mercredi 2 août 2023


 


Le cinéma essentiel de Jaime Rosales ne laisse pas indifférent. À chaque film, il construit un regard sur la réalité aussi fin que lucide, un regard créateur qui renouvelle les enjeux de l’acte cinématographique jusque dans son écriture, car il n’a jamais séparé la pensée esthétique, celle de la forme, de la méditation éthique sur l’état du monde. À chaque œuvre nouvelle, il fait varier le curseur entre radicalité de l’expression et modalités de l’évocation. Après avoir expérimenté plusieurs degrés d’intensité poétique dans La soledad (2007), Un tir dans la tête (Tiro en la cabeza, 2008), et surtout son chef-d’œuvre méconnu Rêve et silence (Sueño y silencio, 2012), il était revenu, avec La Belle Jeunesse (Hermosa juventud, 2014) (1), au réalisme apparent, tout relatif, de son premier long métrage, Les Heures du jour (Las horas del dia, 2003). Depuis, Petra (2018) (2) avait marqué un retour heureux vers une forme assumée. Combinés, un chapitrage en désordre et une caméra distanciée avaient fait accéder cette tragédie ancestrale à un accomplissement visible.


 

Par leur sagesse formelle et leur réalisme accentué, Les Tournesols sauvages se situent aujourd’hui du côté de l’autre lignée, plus modeste d’allure, celle de La Belle Jeunesse. Mouvement de balancier, pourrait-on dire, allant cette fois vers une certaine transparence, afin de mieux portraiturer trois personnages masculins confrontés à l’incertitude du monde présent. À ces trois hommes, il faudrait associer déjà le petit garçon qu’est Nico, droit sorti du rare court métrage Des enfants et des buts (2014), enfant qui observe à distance la tragicomédie des adultes.


 

L’image poétique du titre, ces "Tournesols sauvages" que chaque spectateur doit interpréter sans mode d’emploi, peut être comprise comme une façon allusive de désigner les trois jeunes hommes qui tournent autour du soleil que représenterait Julia, la jeune femme. Car en dépit des apparences, le film n’est pas un portrait de femme : Julia est plutôt le fil rouge reliant Oscar, Marcos et Alex, le miroir changeant où viennent se refléter trois visions de la masculinité contemporaine. Sous l’aspect de trois chapitres disposés en triptyque, forme féconde au cinéma, c’est là le motif qu’affronte Jaime Rosales en la circonstance : qu’est-ce qu’être un homme aujourd’hui ?


 

Le cinéaste aborde le problème - c’est devenu une situation problématique - par le biais de la paternité. Si Oscar impose aux enfants de Julia de l’appeler papa, c’est qu’il prétend endosser les vains oripeaux du patriarcat, ce jusqu’à la violence. Pas un film de Jaime Rosales sans référence à ce qui fonde en sauvagerie la condition humaine. En macho méditerranéen, Oscar ne connaît que le rapport de force, sa bêtise tatouée ne peut mener qu’à l’échec de la relation.


 


 

Quant à Marcos, l’ex de Julia, c’est à l’inverse sa peur panique devant les signes patriarcaux, vides désormais, qui le définit. Il n’est que fuite. Sa démission le mène à une autre forme d’échec. La vision rosalienne de la condition masculine serait-elle pessimiste ? Le personnage d’Alex prouve le contraire. Si Alex fait un troisième enfant avec Julia, ce n’est pas pour reconduire ou bien fuir les rôles traditionnels de l’homme, mais plutôt pour tenter d’inventer un autre monde. Cette troisième voie est celle de l’invention poétique du monde. Si le nouveau couple connaît son lot d’épreuves, il parvient à les surmonter jusqu’à une fin ouverte, heureuse. Le film répond à celle de Petra, où la vie n’était, in fine, réservée qu’aux femmes. Cette fois, un homme s’y trouve associé.


 

La fable est belle. Il s’agit de dépasser les rôles masculins usés pour tenter de créer de nouvelles relations de vie. La caméra mobile et sensible de Hélène Louvart accompagne, en pellicule 35 mm, les métamorphoses d’un parcours initiatique. La neutralité de surface n’exclut pas les finesses d’écriture. Ainsi la première rencontre avec Oscar, sur un banc, découpée avec rigueur, ou bien la dispute en plan séquence avec Alex, rythmée en quatre allers-retours. Le plus décisif est que, pour la première fois, Jaime Rosales ose utiliser à plein la musique dans un film. Sur ce plan, Petra avait ouvert avec discrétion un chemin que Les Tournesols sauvages ose désormais emprunter. Par la gêne qu’il installe, le karaoké d’une chanson de Triana traduit l’aveuglement d’Oscar, dont la barbarie vient de se manifester juste avant par la pulsation hypnotique du brutal "Skywalking" de Mathame. Marcos est défini quant à lui par son goût décalé pour le ténor Luciano Pavarotti.


 

Surtout, deux chansons du même groupe Triana bornent en boucle le récit, musiques expressives que le cinéaste dispose en symétrie, rapprochant à raison leurs résonances acoustiques, la première en bord de mer, pour Julia seule avec ses enfants et la seconde près du lac de l’épilogue, avec la famille désormais élargie. Chansons libératrices, puisqu’écrites l’année même de la mort de Franco. En témoin attentif, Jaime Rosales dispose toujours des allusions à la réalité espagnole : c’étaient les charniers de la guerre civile dans Petra, ce sont ici les migrants aux bords de l’enclave de Melilla, présences invisibles rendues proches par les hautes grilles qui blessent le paysage. Ce cinéma inspiré vit à la fois dans le particulier et l’universel.

Philippe Roger
Jeune Cinéma en ligne directe

1. "Belle Jeunesse", Jeune Cinéma n°360, été 2014

2. "Petra", Jeune Cinéma n° 394, mai 2019


Les Tournesols sauvages (Girasoles silvestres). Réal : Jaime Rosales ; sc : J.R. & Barbara Diez ; ph : Hélène Louvart ; mont : Lucia Casal ; mu : Triana. Int : Anna Castillo, Oriol Pia, Quim Avila, Lluis Marquès, Manolo Solo, Carolina Yuste (Espagne, 2022, 107 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts