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Moi, Daniel Blake (2016) II
de Ken Loach
publié le vendredi 3 août 2018

I, Ken Loach
par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°377, décembre 2016

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 2016
Palme d’or

Sortie le mercredi 26 octobre 2016


 


La seconde Palme d’or attribuée à Ken Loach n’est pas une prime à la constance dans l’engagement, même s’il faut lui reconnaître une grande fidélité dans les valeurs qu’il défend. Il convient d’en finir une bonne fois pour toute avec l’idée parfois disséminée qu’il rabâche toujours les mêmes indignations, déclinées selon des principes de mise en scène immuables. Oui, il existe bien une touche, un style propres à Ken Loach. Mais il suffit d’égrener sa filmographie pour comprendre la diversité des formes qu’il met en œuvre. Pour prendre les exemples de ses deux Palmes d’or, quoi de commun entre Le vent se lève (2006) et Moi, Daniel Blake  ? Chacun des deux films représente des versants différents d’un même engagement personnel appliqué soit à la lecture de l’histoire, soit à la mise à nu du présent. On peut ensuite assembler des éléments de continuité pour mettre en place un puzzle dont les pièces ne sont pas si facilement raccord qu’on veut bien le croire. En particulier, si l’on cherche à tout prix à faire entrer son œuvre dans un moule dogmatique immuable.


 


 

Moi, Daniel Blake vient rappeler la place éminente du sujet dans la filmographie de Ken Loach. Ce n’est pas un hasard si, à cinquante ans de distance, son premier film Cathy Come Home (1966) et son dernier énoncent dans leurs titres l’identité de leur personnage principal. Par incidence, on peut noter que la Cathy (formidable découverte de Carol White) sans logement trouve son écho aujourd’hui dans une Katie elle aussi confrontée avec ses deux enfants aux mêmes problèmes (Hayley Squires, elle aussi tout en émotion et révolte). Dans le "moi" le "I" de son dernier film, la notion d’identité devient centrale, comme un cri lancé contre le mur de l’anonymat social. Il est contenu dans l’entretien téléphonique du générique de début, au cours duquel Daniel Blake cherche en vain à faire comprendre qu’il ne se résume pas à des parties de son corps mais qu’il forme un tout dont le cœur souffre. Ce que ce dialogue comporte de burlesque ne peut que déboucher sur une douleur intime, sourde. Tout au long du film, ce "moi" bute sur l’impossibilité de s’introduire dans le système informatique auquel il est étranger.


 


 

Alors, ayant épuisé toute possibilité de reconnaissance, il ne lui reste que la révolte, qui s’exprime dans la scène devant l’agence pour l’emploi. Muni de sa bombe de peinture, il inscrit en grand son identité, comme un cri lancé dans l’anonymat de la rue. Un cri qui éveille une certaine curiosité amusée, un cri repris par un clochard qui hurle sa haine envers le monde politique. En même temps, Ken Loach qui a toujours cherché à magnifier les solidarités et les combats collectifs, s’en remet à la capacité individuelle à résister. Une résistance qui s’appuie sur un humanisme formidablement affirmé dans la toute dernière scène, celle de la cérémonie funéraire, "à l’heure des gueux", quand Katie lit la note écrite au crayon laissée par Daniel. "I am a citizen. I am a man, no more, no less" (Je suis un citoyen. Je suis un homme, ni plus ni moins).


 

Ici encore la revendication de l’identité devient un acte ontologiquement politique, à l’heure où l’action collective ne trouve plus le moyen de peser sur le cours des choses. Cette assemblée de laissés pour compte venus saluer la dépouille de Blake constitue l’épiphanie d’une solidarité fragile qui s’est manifestée tout au long du film. Hommage à celui qui dans son affirmation du moi a su éveiller des sursauts d’énergie. Ce film marque le retour de Ken Loach au mélo social. Non que le film soit dénué d’humour, de situations comiques dont il est familier. Ainsi des rapports qu’entretient Daniel avec ses voisins, qui vivent de petits trafics, de baskets venus de Chine, revendus 80 livres au lieu des 120 pratiqués dans les magasins en ville pour des chaussures identiques, issues des mêmes usines. Belle petite leçon d’économie mondialisée. Mais ce que l’on retient surtout, c’est la capacité de Ken Loach à jouer sur le registre de l’émotion, de la porter à son climax. On a beau chercher, on ne trouve trace d’aucune construction propre à faire jaillir les larmes, et pourtant elles surviennent, comme à l’improviste. C’est la visite à la banque alimentaire où une volontaire guide Katie à travers les rayons pour lui donner ce à quoi elle a droit. Un instant, elle se trouve seule dans les rayons et à la dérobée, Katie ouvre une boite de "baked beans" et les mange à la main, avant de s’écrouler.


 


 

La caméra est restée à distance, sans chercher à exacerber en nous le sentiment de révolte et de compassion. On retrouve ici l’intensité de ces moments où Ken Loach touche à la puissance émotionnelle de l’image. C’était l’errance de Cathy, dans Cathy Come Home, avec ses enfants dans les rues, c’était Maggie dans Ladybird, Ladybird (1994) à qui les services sociaux, accompagnés d’un flic, venaient retirer son bébé à la maternité. On pourrait multiplier les exemples de ces moments où dans l’acte de scruter le réel, surgit le basculement dans le tragique du quotidien. Ce que l’intellect, le sociologique pourrait dire aussi bien n’atteint pas toutefois à l’affect avec autant d’intensité. Ken Loach a suffisamment travaillé le documentaire pour savoir que les stratégies sont différentes, même si l’on part de la même matière. L’individuation qu’implique la fiction est beaucoup plus forte, qui passe par des choix de mise en scène autres, en particulier celui des acteurs, et le travail qu’il conduit avec eux, qu’ils soient professionnels ou non. Une scène de Moi, Daniel Blake retient l’attention dans cette articulation entre fact et fiction, celle de la séance de formation à la rédaction d’un CV. Le formateur commence en insistant sur le fait que la concurrence pour obtenir un emploi est féroce. Pour lui, cette réalité, présentée comme incontournable, sonne comme une condamnation pour les individus qu’il a en face de lui. Lesquels perçoivent le ridicule de ce qu’il dit en ayant recours à l’humour, au rire. Leur fiction à eux réduit en pièce la dictature du réel froid du spécialiste. Tout le parcours absurde de Daniel Blake pour trouver un emploi, qu’il ne peut de toute façon pas accepter à cause de son état de santé, développe, sur un autre plan de réalité, la fiction du discours officiel. On est au cœur de ce qui se joue dans le cinéma de Ken Loach.


 


 

Ce qui frappe dans ce dernier film, c’est la densité de réel qui entre dans la fiction. La conduite du scénario, écrit par Paul Laverty, inscrit les personnages fictifs dans un environnement particulièrement riche de détails, dans les décors (Newcastle), la figuration, la lumière, les couleurs. Il y a une profonde unité qui se manifeste avec force, en particulier dans les scènes situées dans le Job Center. D’une certaine manière, tous les gens qui attendent leur tour auraient pu faire l’objet d’un film, de même que les employés derrière leurs bureaux.


 


 

Documentaire, art de la mise en place, (hyper)réalisme. C’est parce que cette démarche scrupuleuse de véracité préexiste que la fiction portée par les personnages peut se déployer dans sa vérité. Avec, par exemple, le moment où Ann (Kate Rutter), l’employée plus âgée, vient porter un verre d’eau à Daniel Blake sur le point de défaillir. Ou bien quand elle vient l’aider à résoudre un problème sur l’ordinateur et se fait convoquer par sa cheffe. Que l’on retrouve Ann parmi les amis rassemblés au petit matin pour l’hommage rendu à Daniel Blake ne constitue pas une surprise et vient boucler l’une des petites composantes fictionnelles nées de la réalité embrassée par le film. À ce point, peut-être faut-il revenir brièvement sur la scène qui constitue la matrice de cette relation féconde qui irrigue tout le cinéma de Ken Loach. Moment central de Kes (1969) quand Billy (inoubliable David Bradley) est invité par son professeur à venir au tableau pour parler de sa passion pour son oiseau (kestrel, petit faucon crécerelle). Auparavant, les tentatives des autres élèves pour parler de faits qui leur sont arrivés se révèlent être des échecs pitoyables. Le professeur a inscrit au tableau "Fact and Fiction", l’objet de son cours. Lorsqu’au début Billy use de termes techniques, il lui demande de les écrire au tableau : jesses, swivel, leash. "Fact". Rien ne sera écrit pour expliciter le terme "Fiction". La mise en scène s’en charge dans la manière dont Billy parle de ce qu’il vit avec l’oiseau. On sent combien le jeune acteur doit trouver le souffle pour dire son "texte" au fur et à mesure que les plans s’allongent. Les élèves de la classe sont filmés en de courts plans dans lesquels Loach capte leur intérêt pour le récit de Billy. On est en plein dans la magie fictionnelle. Dans ce que l’on peut considérer comme une mise en scène invisible, tant Ken Loach élimine toute forme d’effet (montage minimal, absence de musique, lumière la plus naturelle possible, cadrages fonctionnels). Tout contribue à insérer le spectateur dans la relation qui se noue entre les personnages, à nous rendre partie prenante de la fiction. D’autant plus que nous sommes dépositaires de ce que nous connaissons de Billy.


 


 

Si l’essence du cinéma de Ken Loach dérive de ces principes mis en œuvre dès les films initiaux, il les décline à chaque fois en fonction de la tonalité qu’il veut donner à sa fiction. Avec Moi, Daniel Blake, il se permet une chose rare dans son style, le recours au fondu au noir. Dans ce qu’on pouvait appeler "la mise en scène invisible", qui reste ici la forme dominante, l’objectif consiste à ne pas lâcher le spectateur qui, dès lors, n’a pas le temps de se poser la question du style, tant ce qui lui est donné à voir l’absorbe totalement. S’ils ne sont pas nombreux, les fondus au noir induisent de courtes ruptures dans ce processus de fascination. Dans une scène où Daniel Blake se débat avec l’ordinateur, l’ellipse réduit l’ennui qui pourrait dériver d’un filmage dans la continuité tout en introduisant cette sensation que le combat entre l’homme et l’informatique est joué d’avance. Un autre fondu au noir est porteur de tout ce que le cinéaste éprouve lui-même par rapport à son film, le tout dernier, qui aurait tout aussi bien pu marquer la fin, avec Daniel Blake aux urgences à l’hôpital. À la sortie de ce noir un peu plus long que les autres, nous avons donc la scène dans le salon funéraire dont nous avons déjà parlé.


 


 

On se doute que le film aurait été désespérant sans ce finale magistral qui, tout en s’inscrivant dans une tradition de mélodrame, manifeste ce besoin de soulager le spectateur, quand bien même il serait en larmes, par une lueur d’espoir. Au-delà de la mort, le personnage parle encore, transmet ce qui le constitue au plus profond. Affirmation suprême de son identité, au sortir, au-delà du noir. En même temps, c’est beaucoup de l’auteur qui transparaît dans les mots écrits sur cette page arrachée à un possible oubli et lus par Katie. On sait combien le thème de la mémoire irrigue l’œuvre de Ken Loach, mémoire historique, mais aussi et peut-être surtout mémoire des personnages (et des acteurs / actrices) qu’il nous laisse au fil de ses films. Films qui sont aussi à chaque fois des témoignages de l’histoire du réalisateur, comme autant de bilans d’étape de son engagement politique, avec ses certitudes mais aussi ses doutes. Le "I" de Daniel Blake contient aussi celui de Ken Loach, à un moment où sa révolte reste intacte, mais bute aussi sur le constat que les luttes collectives sont peut-être derrière nous, ne laissant de place que pour la solidarité des "gueux".

Bernard Nave
Jeune Cinéma n°377, décembre 2016


Moi, Daniel Blake (I, Daniel Blake). Réal : Ken Loach ; sc : Paul Laverty ; ph : Robbie Ryan ; mont : Jonathan Morris ; mu : George Fenton. Int : Dave Jones, Hayley Squires, Brianna Shann, Dylan Phillip Mckiernan (Grande-Bretagne-France-Belgique, 2016, 100 mn).



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