home > Films > Land and Freedom (1995)
Land and Freedom (1995)
de Ken Loach
publié le mercredi 12 août 2015

par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°234, novembre 1995

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1995

Sorties le mercredi 4 octobre 1995


 


La dimension sociale et réaliste des films de Ken Loach a fait oublier un peu trop vite qu’une partie de son œuvre est directement politique, et la marque de son engagement personnel, sans lequel on ne peut mesurer l’originalité profonde de sa démarche. Car chez lui le cinéma et le militantisme vont continuellement de pair, chose tellement rare de nos jours qu’il convient de la saluer. Que l’on se souvienne de l’accueil très mitigé, voire hostile, réservé à Fatherland (1986) pour comprendre cette singularité. C’est la méconnaissance de tout un aspect de son œuvre qui explique les réactions étonnées que provoque la sortie de Land and Freedom.


 


 

Car ce n’est pas la première fois que Ken Loach fait un film historique. En 1975, il réalisait une magnifique série télévisée sur l’histoire de la gauche anglaise, Days of Hope (1), dans laquelle, à partir de personnages fictifs, il mettait en scène le débat entre les courants réformiste et révolutionnaire qui parcourent l’histoire du travaillisme. De même convient-il de rappeler que, sous une forme purement documentaire, il avait filmé un débat syndical sur le même thème au cours d’une grève en 1984, Which Side Are You On ? dont le seul titre suffit à résumer la question centrale de toute son œuvre. Land and Freedom nous ramène donc directement dans ce courant ouvertement politique.


 


 


 

Tout autant qu’un film sur la guerre d’Espagne, c’est aussi un film d’aujourd’hui par l’histoire-cadre qui permet la construction en flashbacks. Un homme, David Carr, meurt et sa petite fille, Kim, exhume ses souvenirs enfouis dans une valise : lettres, vieux journaux, photos et un foulard rouge qui contient une poignée de terre. Au fur et mesure qu’elle explore ces témoignages surgissent les images de cet ouvrier anglais parti se battre aux côtés des Républicains, dans les rangs du POUM. La dernière scène du film qui clôt ce parcours dans le passé du grand-père constitue surtout le message de Ken Loach. Ici, le mot "message" doit être pris dans son sens le plus noble, cette transmission d’une expérience qui éclaire le présent. Au moment où le corps est mis en terre, Kim prend brièvement la parole pour donner tout son sens à la vie d’un homme et jetant la terre ocre d’Espagne contenue dans le foulard rouge la mêle à la terre sombre d’Angleterre. Et, tout simplement, elle lève le poing, brandissant le foulard rouge. Image en apparence toute simple, certains diraient simpliste, et qui jette tout d’un coup sur l’écran ce besoin pour une génération nouvelle de tisser de nouveaux liens avec les expériences les plus riches du passé, même si elles n’ont pas été sans souffrances.


 


 

C’est aussi le cri du cinéaste contre l’oubli au moment où s’éteignent les derniers survivants de luttes qui ont façonné notre histoire. Bien évidemment, la reconstitution de la vie de David Carr fait resurgir tous les débats dont la conduite de la guerre du côté républicain a été l’objet. Le regard que porte Ken Loach y est de bout en bout passionnant. S’il met en scène la guerre elle-même, dans de brèves scènes de reconstitution, là n’est pas l’essentiel de son propos. Encore que les problèmes de stratégie soient abordés de front, surtout à travers les rapports de force entre communistes et anarchistes ou trotskistes.


 


 

Land and Freedom réveille des plaies mal refermées que la légende héroïque a trop facilement ensevelies sous les plis des drapeaux rouges et noirs. le film les fait réapparaître non pas par esprit partisan, mais surtout pour nous mettre en garde contre les dogmatismes qui éteignent dans leurs bras puissants les élans de la générosité, de la solidarité. Car, être révolutionnaire chez Ken Loach, c’est avant tout être humain, laisser s’exprimer les élans qui portent à se ranger du côté des démunis, des exploités. En ce sens, ces combattants venus des quatre coins de l’Europe, des États-Unis rejoignent la cohorte des personnages qui, dans ses autres films, luttent avec leur cœur contre tous les système d’oppression, de quelque bord qu’ils soient.


 


 


 

Dans un film qui aurait pu être un grand déballage idéologique, le choc des idées et des stratégies politiques se fait de la façon la plus concrète qui soit. Il s’inscrit dans la vie même des personnages, dans l’expérience la plus sensible de leur engagement. Même le débat sur la collectivisation des terres qui suit la libération d’un village de l’emprise franquiste devient un grand moment de vitalité qui retrouve ce qui avait été capté dans son documentaire Which Side Are You On ? dans lequel il filmait un débat du même ordre. C’est que le choc des idées peut être totalement captivant, presque spectaculaire. Il y a bien d’autres moments du film que l’on aimerait faire resurgir pour en montrer l’extrême vitalité et surtout l’art consommé de Ken Loach pour trouver une approche totalement cinématographique, pour faire passer le politique dans ce qu’il a de plus fort. Ainsi, la scène dans laquelle des militants de groupes opposés se tirent dessus d’un balcon à l’autre, pendant qu’en dessous passe une vieille femme vêtue de noir avec son cabas parait être un grand moment dans la mise en scène des enjeux politiques de cette situation. Ici, le discours, la fureur prennent une dimension à la fois épique et tragique dans le mélange des cris, des coups de feu, dans cet espace réduit qui contient tous les déchirements qui ont traversé le camp de la gauche sur le sol d’Espagne.


 


 


 

En abordant ces personnages et cette période, on pouvait compter sur Ken Loach pour ne pas faire un film commémoratif, ni même un film de gauche "à costumes". Lorsqu’il se penche sur l’histoire, c’est avec la même rigueur que lorsqu’il met à nu la société d’aujourd’hui. La plongée dans le passé éclaire notre présent, retentit sur lui, quitte à déranger les certitudes et les bonnes consciences. Que le palmarès de Cannes ait totalement ignoré un tel film n’est guère surprenant. Que Land and Freedom trouve son public, jour après jour, nous réjouit à la fois pour la qualité du film et pour son auteur, qui ne peut que trouver là des encouragements à continuer sur sa voie, peut-être solitaire, mais tellement irremplaçable.

Bernard Nave
Jeune Cinéma n°234, novembre 1995

1. À notre connaissance, Days of Hope n’a été montré qu’une fois en France aux Rencontres cinématographiques de Saint-Etienne en 1981. Il était projeté sans sous-titres, dans sa version intégrale de six heures, et nous n’étions que quelques-uns à l’avoir vu dans sa totalité.


Land and Freedom. Réal : Ken Loach ; sc : Jim Allen ; ph : Barry Ackroyd ; mu : George Fenton. Int : lan Hart, Rosanna Pastor, Iciar Bollain, Tom Gilroy, Marc Martinez, Frédéric Pierrot, Suzanne Maddock, Paul Laverty Pascal Demolon (Grande-Bretagne, 1995, 109 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts