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Quand les vagues se retirent (2022)
de Lav Diaz
publié le mercredi 16 août 2023

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe

Sortie le mercredi 16 août 2023


 


Le cinéaste philippin Lav Diaz fut découvert par le public français en 2008, lors de la 30e édition du Cinéma du réel. Deux films y furent présentés, Evolution of a Filippino Family (2004) et Death in the Land of Encantos (2007). Deux œuvres superlatives : la première, d’une durée de… onze heures, la seconde, seulement de neuf. Toutes les deux ont une dimension épique, Evolution narrant les souffrances de paysans pauvres durant l’ère Marcos, Death mêlant l’histoire d’un retour au pays natal à des images prises sur le vif après le passage d’un typhon particulièrement meurtrier. Les spectateurs furent frappés par l’usage du noir & blanc et par la lenteur des deux films. Sans parler du modus operandi propre au cinéaste qui tient à son indépendance face au système des studios. Après une reconnaissance internationale - Lav Diaz reçut le Léopard d’or du Festival de Locarno en 2014 -, le Musée du Jeu de paume organisa en 2015, sous la direction de André Thirion, une rétrospective de l’œuvre. Celle-ci, d’une ampleur opératique, est également une introduction à l’histoire des Philippines, marquée par quatre siècles de conquête espagnole, un siècle d’occupation américaine, cinq ans de tutelle japonaise, le tout relayé par de féroces dictatures.


 

Quand les vagues se retirent est son trente-troisième film. Lav Diaz aime aussi jouer avec les codes du cinéma de genre. Il s’est risqué à la comédie musicale avec La Saison du diable (2018). Il s’est lancé dans la science-fiction avec La Halte (2019) (1). Le modèle choisi pour Quand les vagues se retirent est celui du film noir. Notons d’abord que le cinéaste traite d’ordinaire des malheureux, des victimes, des laissés pour compte. Dans le cas présent ses protagonistes - et antagonistes - sont deux policiers. Deux personnages qui, dans un pays dictatorial, incarnent le mal et non la justice, et s’en font les instruments. Tous deux sont corrompus, à l’instar du régime politique. L’un, Hermes Papauran (le comédien très populaire John Lloyd Cruz), atteint d’une forme spectaculaire de psoriasis, porte sur son visage des stigmates qui, peu à peu, repoussent ses interlocuteurs. Il domine toute la première partie du récit. L’autre, Primo Macbantay (Ronny Lazzaro), qui croupissait en prison tout ce temps-là, fait son apparition au milieu du film.


 


 

Lav Diaz aborde son polar en entremêlant, comme à son habitude, fiction et réalité documentaire. Le film s’ouvre sur une séquence avec Hermes, "le meilleur enquêteur du pays", donnant un cours dans le décor réel de l’Académie de police de Manille. Pour la plupart, les figurants sont des étudiants en criminologie. Il leur livre un cas d’école non résolu, celui d’un jeune couple trouvé assassiné après avoir remporté le jackpot au casino. Il conclut son speech par cette formule de Hercule Poirot : "One must seek the truth from within, not without" (Il faut chercher la vérité à l’intérieur, non à l’extérieur, phrase sibylline en soi). Est-ce une coquetterie, un effet de suspense ? Toujours est-il qu’on n’entendra plus évoquer ce mystère qui, soit dit en passant, fait l’objet du nouveau film du réalisateur, Essential Truths of the Lake, en compétition à Locarno en 2023.


 


 

Dans une autre scène, assez longue, avec ces cadres fixes qui sont sa signature, le réalisateur laisse dialoguer son protagoniste, pris de doutes, avec Raffy Lerma, un photo-journaliste célèbre pour ses reportages sur les massacres perpétrés par la police durant la présidence Dutertre. Nous sommes dans le hic et nunc : l’ère Dutertre a duré de 2016 à 2022, son nom est prononcé et les photos des tueries montrées à l’écran. Leur discussion prend un tour philosophique. Tandis que le journaliste tient à sa position de témoin, Hermes, par ailleurs violent et macho, se montre pris de remords. Il est, on le sent, prêt à se convertir et se reconvertir. Il quitte Manille pour sa terre natale, splendide, revivifiante. Hermes parle sur la plage avec sa sœur qui le soigne, sans guère l’écouter. Il n’y a pas de retour au pays de l’innocence.


 


 

Intervient ici Primo Macabantay qui doit sa sortie anticipée à la protection d’un boss haut placé. À peine dehors, il cherche Hermes, responsable de son incarcération, pour lui régler son compte. Il se révèle la réplique bouffonne de ce dernier que, jadis, il a initié au métier. On pense ici à Batch 81 de Mike De Leon (1982), avec ses rituels d’humiliation et de soumission (2). Mais la prison a changé Primo en un fanatique religieux. On assiste à des scènes loufoques en même temps que macabres où il jette un jeune homme dans un lac pour le baptiser à l’ancienne mode. Il noie dans une bassine une prostituée à force d’immerger sa tête dans l’eau pour la purifier. Dans son film Norte, la fin de l’histoire (2013), Lav Diaz s’était inspiré de Crime et châtiment, de Fiodor Dostoïevski, et, dans La Femme qui est partie (2016), d’une nouvelle de Léon Tolstoï. Cet amour de la littérature russe transmis par son père l’incite à introduire le thème du double (dostoïevskien), et la question de la rédemption (tolstoïenne). C’est ce que montre l’extraordinaire séquence finale avec le duel entre les deux compères, la nuit, sur le port. Hermes, devenu non-violent, refuse de se battre : "Tout ce que je peux faire avec toi, c’est te parler". Au petit matin, des adolescents passent en vélo et découvrent leurs deux corps sans vie.


 


 

Ce (très) long métrage a été tourné en 16 millimètres pour des raisons économiques mais aussi esthétiques. Son noir & blanc somptueux, expressionniste en ville, fantastique dans la nature, est signé du chef opérateur Larry Manda. Une telle qualité plastique n’aurait pas été possible en vidéo.

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe

1. "La Halte", Jeune Cinéma n°395, été 2019.

2. "Batch ’81", Jeune Cinéma en ligne directe.


Quand les vagues se retirent (Kapag wala nang mga alon). Réal, sc, mont, mu : Lav Diaz ; ph : Larry Manda. Int : John Lloyd Cruz, Ronnie Lazaro, Don Melvin Boongaling, Shamaine Buencamino (Philippines, 2022, 187 mn).



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