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Ladybird (1994)
de Ken Loach
publié le samedi 25 août 2018

par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°229, octobre 1994

Sélection officielle en compétition de la Berlinale 1994
Ours d’argent de la meilleure actrice pour Crissy Rock

Sortie le mercredi 28 septembre 1994


 


Le générique de début prévient que nous allons voir une histoire vraie. Celui de la fin reprend les précautions d’usage. Ce que nous avons vu a réellement existé mais les noms ont été changés et "toute ressemblance..." Pour qui connaît bien Ken Loach, ce genre de rappel prêterait presque à sourire tant la frontière qui sépare son cinéma de la réalité est ténue. Mais la vision de Ladybird est un tel choc que les formules d’usage deviennent une marque de respect devant la souffrance réelle des personnages qu’il a mis en scène.
Il s’agit aussi de marquer clairement pour le spectateur que ce qui arrive à Maggie ce n’est pas seulement du cinéma, que la réalité de la vie engendre des tragédies que l’invention d’un scénariste aurait de la peine à produire sans qu’on le taxe d’invraisemblance, d’exagération.


 


 

On sait que pour Ken Loach le recours à la fiction n’est qu’un des moyens qu’il se donne pour regarder la réalité et la faire exploser à nos yeux alors que tout concourt à la dissimuler.
La fatalité qui s’abat sur Maggie ressemble à un engrenage infernal que rien ne semble pouvoir arrêter. Ayant rencontré un réfugié politique paraguayen qui sent en elle une blessure profonde, elle lui raconte son histoire. Ken Loach recourt à un procédé auquel il ne nous avait pas habitués, celui du flash back. Mais la façon dont il le fait renouvelle complètement la figure de style scénaristique tant le montage gomme les sauts dans le temps pour préserver la continuité de la douleur. Seul le premier retour en arrière qui met en scène l’enfance de Maggie, témoin de la violence paternelle, répond à une construction traditionnelle et le plan sur le visage de l’enfant témoin de l’horreur domestique est absolument bouleversant.


 


 

Tout le film joue sur l’émotion. On sent qu’en choisissant de raconter cette histoire, Ken Loach et sa scénariste Rona Murro ont d’abord voulu communiquer, de la façon la plus directe qui soit, la révolte qu’ils ont éprouvée en prenant connaissance de ce fait réel. Une femme à laquelle les services sociaux enlèvent six enfants, ça devait être mis devant les yeux d’un public. Comme dans tous ses films, on sent cette urgence de révéler comment la société écrase des individus, ce réflexe jamais démenti d’expliquer, surtout de faire sentir la souffrance et dans le même instant de la dépasser pour faire prendre conscience. Le travail sur le personnage de Maggie rejoint en intensité celui qui avait conduit, en 1971, à la création de Janice dans Family Life (1). Prise dans l’étau d’une société qui lui prend le seul bien qu’elle possède, elle trouve toujours la force de se battre au risque de se détruire elle-même. Dans sa relation avec Jorge, le bonheur bascule toujours dans le désespoir, comme si le bonheur n’était plus fait pour elle. Cette complexité, ou plutôt, cette richesse du personnage donne au film toute son épaisseur.


 


 

Ladybird aurait pu n’être qu’un déchirant drame social, c’est d’abord la rencontre d’une femme extraordinaire. L’émotion qui nous chavire à la vue de son malheur devient aussi colère devant tant de gâchis. Mais en même temps, c’est là que réside la force du film, l’émotion est toujours éclairée par la force du personnage, par l’amour que lui porte Jorge, ce magnifique témoin d’une autre souffrance qu’il exprime avec des mots et des souvenirs beaux et terribles à la fois. Cette rencontre de deux histoires qui mêlent destin individuel et destin collectif dans un même élan fait de Ladybird le film le plus humainement politique qu’on puisse imaginer.


 


 

Si Ken Loach est sans doute le cinéaste le plus en prise sur la réalité de notre temps, depuis déjà 27 ans - Poor Cow date de 1967 -, c’est parce qu’il reste fidèle à lui-même, à son engagement, par delà les vicissitudes de l’Histoire. Quand pour d’autres, le regard se détourne de la réalité parce qu’ils ne sont plus bardés de concepts pour l’appréhender, une telle persévérance dans le propos, une telle sensibilité au sort de tous ceux que notre société laisse sur ses marges, ne cesse de susciter l’admiration. Chacun de ses films est un coup de fouet qui nous rappelle les choses essentielles pour garder le cap. Dans Riff-Raff (1990) (2) et Raining Stones (1993) (3), il éclairait la noirceur du monde par l’humour qui seul permet la survie. Ici il l’éclaire par cette émotion qui sur un tel sujet serait devenue chez d’autres de la sensiblerie. C’est aussi la justesse du propos qui étonne chez Ken Loach.


 


 

Ces travailleurs sociaux qui s’acharnent sur Maggie sont tout aussi pathétiques dans leur incapacité à percevoir qu’ils sont englués dans un système qui les rend aveugles à ce qui devrait être le fondement même de leur travail. Cette jeune assistante sociale qui, en attendant que Maggie passe devant un nouveau tribunal, lit The Fundamentals of Psychology peut-être pour préparer un nouvel examen finit par ne plus voir la réalité. À l’inverse, au moment où d’autres travailleurs sociaux viennent avec l’appui de la police enlever le deuxième bébé de Maggie et de Jorge dans la chambre de la maternité, dans la bagarre générale, la caméra essaye de suivre l’action et capte, une fraction de seconde, les larmes d’une infirmière. De tels moments de vérité sont tellement rares au cinéma... La force de Ladybird vient aussi de la façon de filmer. Il y a une telle évidence dans le regard de Ken Loach qu’on finit par ne plus prêter attention à la forme, et pourtant elle s’impose tout autant que le sujet. Chaque cadrage, chaque lumière, le montage se font totalement oublier pour mieux coller à la réalité des situations et des personnages. Une rue la nuit est une rue la nuit, un mur de briques dans une cité est un mur de briques. Et c’est aussi le regard d’un grand cinéaste qui sait, malgré ou à cause de ses petits moyens, voir le monde et nous le faire voir à travers sa sensibilité. On se prend alors à rêver d’un cinéaste français qui serait capable de jeter sur nos écrans notre propre société avec une telle évidence. À force d’être au cœur de la réalité de son pays, Ken Loach, heureusement, nous touche au plus profond.

Bernard Nave
Jeune Cinéma n°229, octobre 1994

1. "Family Life", Jeune Cinéma n°412, décembre 2021.

2. "Riff-Raff", Jeune Cinéma n°212, janvier-février 1992.

3. "Raining Stones", Jeune Cinéma n°224, octobre 1993.


Ladybird (Labybird, Ladybird). Réal : Ken Loach ; sc. : Rona Munro ; ph : Barry Ackroyd ; mont : Jonathan Morris ; mu : George Fenton ; déc : Martin Johnson. Int : Crissy Rock, Vladimir Vega, Sandy Lavelle, Mauricio Venegas, Ray W nstone, Clare Perkins, Jason Stracey, Luke Brown, Lily Farrell (Grande-Bretagne, 1994, 102 mn).



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