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Religieuse (la) (1966) I
de Jacques Rivette
publié le jeudi 17 septembre 2020

par Luce Vigo-Sand
Jeune Cinéma n°15, mai 1966

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1966

Sorties les mercredis 26 juillet 1967 et 19 septembre 2018


 


N’est-il pas confondant, au 20e siècle, de voir l’importance accordée par un ministre à des réactions passionnelles ne reposant sur rien d’autre que des jugements a priori, au point d’interdire la sortie d’un film comme La Religieuse de Jacques Rivette ? La plupart de ceux qui ont organisé des pétitions contre le film ne l’ont même pas vu. M. François Mauriac lui-même a dit son désaccord "avec ce monde clérical parti en guerre contre un film qu’il n’a pas vu et sans savoir de quoi il retourne". (1)


 


 

Par ce veto, il s’agissait, paraît-il, d’éviter de "heurter gravement les sentiments et les consciences d’une très large partie de la population". Mais les sentiments et les consciences de la "population" sont heurtées, troublées, avilies quelquefois, profondément, à en avoir la nausée, par des spectacles dont la médiocrité ne bouleverse pas la Commission de censure. Et que dire du monde chaotique, violent et vulgaire, que l’on nous présente dans les salles commerciales sous forme d’images soigneusement sélectionnées et juxtaposées pour annoncer les prochains films, même lors d’une séance réservée aux enfants ? Il faut croire que le bon goût est la chose la moins bien partagée du monde.


 


 

Car La Religieuse est un film de bon goût. On a eu la chance de le voir en séance privée. Quand on n’a pas lu le livre de Denis Diderot avant la projection, on pense faire partie de ce grand public que veut préserver le secrétaire d’État à l’Information. Or le film nous a beaucoup beaucoup intéressés, sans nous heurter d’aucune façon. C’est un film de bon goût, d’abord parce que c’est une œuvre d’art - par ses couleurs tour à tour somptueuses ou sévères, par sa composition harmonieuse et cependant rigoureuse, par son interprétation - Micheline Presle est une étonnante Mme de Mont -, une œuvre d’art presque trop parfaite jusque dans les détails, mais n’est-ce pas répondre au souhait même de Denis Diderot qui écrivait en 1780 à M. Meisler : "C’est un ouvrage à feuilleter sans cesse par les peintres". Et sans doute Anna Karina a-t-elle, sous les traits de Jeanne Simonin, par la beauté, la vérité, la noblesse de ses expressions et de ses attitudes, de quoi inspirer un peintre.


 


 

C’est également un film qui dure deux heures et demie sans que le spectateur en souffre. C’est enfin un film de goût dans la façon mesurée et grave de traiter le sujet. On s’attendrait même à plus de hardiesse, plus de mordant sur le plan cinématographique. Denis Diderot ne croyait pas "qu’on ait jamais écrit une plus effroyable satire des couvents". C’est une satire, certes, et pas seulement des couvents, mais en suivant très fidèlement l’ouvrage, au point que lorsqu’on le lit quelque temps après avoir vu le film, on se remet merveilleusement en mémoire les tableaux successifs de l’œuvre de Jacques Rivette - celui-ci ne s’attaque jamais qu’à des situations bien déterminées dans le temps. Parmi nos religieuses actuelles, rares doivent être celles vouées au couvent contre leur gré, parce qu’elles sont le fruit bâtard d’une mère coupable et bourgeoise.


 


 

Il y a des moments aigus dans le film, des images puissantes, pleines de violence contenue ou qui s’exprime sans jamais être intolérable. Quand Jeanne Simonin, par exemple, est la proie des vexations de Mère Christine (Francine Bergé) et de toutes ses compagnies jusqu’à être foulée aux pieds à la sortie d’un office dont on l’avait privée après l’avoir mise dans un état effroyable d’indigence, ou encore lorsque, dans le couvent de Saint-Eutrop, elle doit résister aux tentatives de séduction de la Supérieure.


 


 

Mais tout reste décent, assez dépouillé, et d’une grande vérité psychologique, même dans la dernière scène du suicide qui n’est pas chez Denis Diderot mais qui aurait pu l’être. Devenu Jeanne Simonin, la religieuse de Diderot pour satisfaire une Commission de censure plus large d’esprit que celle de M. Bourges, mais circonspecte, le film interdit de Jacques Rivette sera peut-être sélectionné pour le Festival de Cannes avec la bénédiction de M. André Malraux. Souhaitons-lui d’y trouver la récompense que mérite son incontestable valeur (2).

Luce Vigo-Sand
Jeune Cinéma n°15, mai 1966

1. Cf. "Le Vrai Visage de la censure", Jeune Cinéma n°16, juin 1966.
Cf. aussi "Retour (laïc) sur La Religieuse", Jeune Cinéma n°387, mai 2018.

2. Le film a, en effet, été sélectionné par le Festival de Cannes 1966, en compétition, mais n’a obtenu aucun prix.

* Cf. aussi "Entretien avec Jacques Rivette", à propos de L’Amour fou et de La Religieuse, Jeune Cinéma n°36, février 1969


Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot, aka La Religieuse. Réal : Jacques Rivette ; sc : J.R., Jean Gruault, d’après le roman de Denis Diderot ; ph : Alain Levent ; mont : Denise de Casabianca ; mu : Jean-Claude Éloy, François Couperin, Johann Martini, Johann Pachelbel et Jean-Philippe Rameau ; cost : Gitt Magrini. Int : Anna Karina, Liselotte Pulver, Micheline Presle, Francine Bergé, Francisco Rabal, Christiane Lénier, Yori Bertin (France, 1967, 135 mn).



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