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Je t’aime, moi non plus (1976)
de Serge Gainsbourg
publié le mercredi 20 septembre 2023

par Claude Benoît
Jeune Cinéma n°95, mai-juin 1976

Sorties les mercredis 10 mars 1976 et 20 septembre 2023


 


À l’origine, Je t’aime, moi non plus, est le titre d’une chanson de Serge Gainsbourg, interprétée en 1969 en duo avec Jane Birkin, (1) qui valut à son auteur, aux anges, d’être excommunié par Paul VI. Le film, qui porte le même titre, et qui marque les débuts du chanteur dans la mise en scène cinématographique, risque de provoquer une réaction identique, et, sinon au Vatican, du moins en Italie, d’être, comme Le Dernier Tango à Paris de Bernardo Bertolucci (1972), conduit au bûcher. À sa manière saugrenue, Serge Gainbourg est un provocateur. Ses chansons insolites, dérangeantes, n’ont pas d’égales dans le répertoire, pourtant surabondant, de la chanson française. L’un de ses albums, "Histoire de Melody Nelson", a permis à Jean-Christophe Averty, dont l’imagination est déjà naturellement fertile, de se dépasser, et de signer l’une des créations les plus originales de notre télévision. Au cinéma, Serge Gainsbourg a composé quelques musiques de film intéressantes. On notera L’Espion de Raoul Lévy (1966), L’Horizon de Jacques Rouffio (1967) et Mr. Freedom de William Klein (1969). (1) Ses apparitions, comme acteur, ont toutes un certain relief, surtout dans Cannabis de Pierre Koralnik (1970), Paris n’existe pas de Robert Benayoun (1968), et Le Voleur de chevaux de Abraham Polonsky (1971). (3) Dès lors, sa première mise en scène, sitôt annoncée, ne pouvait qu’intriguer, et même attiser l’impatience de plusieurs d’entre nous.


 


 


 

Le scénario de Je t’aime, moi non plus tient dans deux ou trois strophes d’une chanson. Deux camionneurs homosexuels, Kras et Padovan, vont de chantiers en chantiers, vidant leurs chargements d’ordures et de déblais, dans des décharges publiques. Au retour d’un de leurs voyages, s’arrêtant dans un snack-bar miteux, Kras se sent attiré par la serveuse au corps et au prénom de garçon, Johnny. Il lui fait la cour et la sort. L’emmenant dans les hôtels borgnes et des motels bon marché, il essaie furieusement de lui faire l’amour, en la sodomisant. C’est seulement dans la benne de son camion qu’il parvient à jouir pleinement d’elle. Et, si ensuite Kras et Padovan repartent vers d’autres chantiers, d’autres décharges publiques, d’autres snack-bars miteux, Kras aura malgré tout vraiment aimé Johnny. D’un amour étrange, certes, pas comme on aime une femme, ni peut-être comme d’autres aiment un garçon, mais cela aura quand même été de l’amour.


 


 

Telle est donc cette histoire qui, d’ailleurs, apparaîtra à certains d’autant plus scandaleuse qu’elle est simple, linéaire. Le trait de génie de Serge Gainsbourg est de l’avoir située dans une Amérique mythique. Il a ainsi brossé un décor également très simple, et même stylisé, qui réussit adroitement à faire surgir une idée, une vision des États-Unis que nous avons tous en nous. Une bâtisse isolée, rectangulaire, d’un blanc sale, avec écrits en gros dessus : "Hamburgers" et "Coca Cola", dedans, sur chaque table une fiole de ketchup, dehors une antique pompe à essence : cela suffit pour évoquer l’Amérique.


 


 

La stylisation à laquelle il recourt est si expressive que le camion-benne d’un jaune agressif, devient aussi une représentation du pays. De même que les vêtements élémentaires portés par les personnages : jeans, débardeurs, ceinturons à large boucle, boots. Serge Gainsbourg s’étant ici sciemment inspiré des peintres hyperréalistes américains, sa réussite est flagrante. Par ailleurs, les séquences "chaudes", colorées, animées - le strip-tease amateur, le match de catch féminin sur patins à roulettes - ne sont pas moins brillantes.


 


 

Le réalisateur signale, au générique, qu’il dédie son film à Boris Vian. Ce n’est pas une cuistrerie. Boris Vian, on le sait, fut son ami, et le premier à croire en son talent, dès sa chanson "Le Poinçonneur des Lilas". Acceptant l’hommage rendu, il aurait certainement aimé Je t’aime, moi non plus, en aurait apprécié l’anti-conformisme sincère, l’amoralisme sûr, la froide subversion. Serge Gainsbourg raconte une double histoire d’amour, inhabituelle et effrontée, qui scandalisera les bien-pensants. Cette histoire surprenante, bien qu’elle baigne dans un climat misérable, sordide - le paysage choisi est caractéristique : un champ d’ordures, un snack nauséeux, un bal poisseux, un hôtel de passe minable, un cimetière de bagnoles -, s’avère très belle, car le cinéaste sait extraire la beauté de la plus extrême laideur.


 


 


 

Aussi, si l’on sent planer une ombre cinématographique sur ce premier film, on entrevoit celle de Elia Kazan : Krasky, le Polack décontracté et insolent de Je t’aime, moi non plus, rappelle un autre Polack, prolétaire et provocant, le Stanley Kowalski incarné par Marlon Brando, de Un tramway nommé Désir (1951). Bien qu’il s’agisse d’un film très personnel, dans lequel le cinéaste exprime ses préoccupations, ses obsessions, en s’adonnant parfois à ses manies (son goût prononcé pour les jeux de mots), Je t’aime, moi non plus n’est pas une œuvre narcissique. Et Serge Gainsbourg, résistant au plaisir d’apparaître en personne dans un rôle sur mesures, ne se projette pas pour autant dans ses personnages. Ayant pensé son film en profondeur, il a eu l’intelligence de s’en remettre, sur le plan de la réalisation technique, à un cinéaste de valeur, Yann Le Masson. Le film est par conséquent une œuvre achevée, dépourvue des défauts et maladresses qui d’ordinaire entachent les premiers films. Il reste à espérer que ce ne sera pas un film unique, qu’il en tournera d’autres, et qu’il excellera dans la mise en scène de cinéma comme il excelle dans la chanson, cet "art mineur", selon ses dires, qu’il a élevé à un haut niveau.

Claude Benoît
Jeune Cinéma n°95, mai-juin 1976

1. La chanson a d’abord été écrite pour Brigitte Bardot, et chantée avec elle en 1967. L’enregistrement a été diffusée sur Europe 1 une seule fois. Gunter Sachs, son mari, ayant menacé de poursuites judiciaires, pas de disque, et rupture de l’affaire sentimentale.

2. "Mister Freedom", Jeune Cinéma n°32, septembre 1968 ;
"L’Horizon", Jeune Cinéma n°25, octobre 1967.
Il faut ajouter "Les Cœurs verts" de Édouard Luntz (1966), Jeune Cinéma n°16, juin 1966, où le slow de la scène du bal est la musique de "Je t’aime, moi non plus", première version.

3. "Paris n’existe pas", Jeune Cinéma n°42, novembre 1969 ;
"Le Voleur de chevaux", Jeune Cinéma n°57, septembre 1971.


Je t’aime, moi non plus. Réal, sc, mu : Serge Gainsbourg ; ph : Willy Kurant ; mont : Kenout Peltier ; cost : Jeannette Descamps. Int : Jane Birkin, Joe Dalessandro, Hugues Quester, Gérard Depardieu, Reinhard Koldehoff, Liliane Rovère, Michel Blanc (France, 1976, 83 mn).



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