Quand les syndicalistes empoignent l’outil cinéma, cela donne Par la fenêtre et par la porte, un documentaire rare sur une victoire syndicale, rare aussi, à forte portée sociale. Comme le dit le professeur de droit, Emmanuel Dockès : "À ces altitudes-là, celles du grand patronat, la justice pénale ne passe plus".

Début 2000, suivant le "tout concurrentiel" de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) (1), la privatisation de France Télécom (près de 200 000 salariés) inspire à la direction un plan comportant 6000 embauches, 22 000 débauches, et 10000 mutations. Beaucoup étaient fonctionnaires, et, en 2006, le PDG Didier Lombard, considérant le CAC 40 comme la seule référence et le cours de l’action comme capital, met en place le plan NExT, clamant devant l’assemblée des cadres supérieurs qu’il les fera partir "par la fenêtre ou par la porte". Stress empoisonné, notamment pour des professionnels formés au Service public, mutés dans les postes de démarchage exigeants pour placer des contrats douteux.

Commence alors un long combat entre 2006 et 2011, avec, en 2009, une vague de suicides. En 2019, 39 victimes seront recensées par le Parquet (19 suicides, 12 tentatives de suicide, 8 dépressions ou arrêts de travail). Le syndicat SUD PTT dépose une plainte le 14 décembre 2009, et se constitue partie civile avec la CGC, les autres syndicats les rejoindront. Les médias relayent le scandale des suicides professionnels, comme le souligne un avocat de Sud PTT, le "par la fenêtre" est un appel au meurtre.

Le 6 janvier 2015, l’enquête est close. En juillet 2016, le Parquet de Paris demande le renvoi devant le tribunal correctionnel, pour harcèlement moral, de la société Orange, en tant que personne morale, et de six responsables. Le 30 septembre 2022, la condamnation des dirigeants de France Télécom / Orange pour "harcèlement moral institutionnel" est confirmée en Cour d’appel.

Le film relate ce combat, "homérique", selon le réalisateur Jean-Pierre Bloc. "Des dizaines d’années de luttes exténuantes, plus d’une centaine de milliers de personnes impliquées dans tous les départements, toutes les villes de France, des mobilisations massives dont les troupes se délitent au fil du temps, des dirigeants au profil de despotes, multipliant chausses-trapes et dissimulations, et pour couronner le tout, un procès que les médias unanimes qualifient de "hors norme".

Il est commenté à l’écran par de multiples parties prenantes, victimes, observateurs, syndicalistes, chercheurs, juristes… : une série de témoignages sur les différents aspects de la résistance.

Ce retentissant procès des dirigeants a abouti à une victoire jurisprudentielle majeure : la reconnaissance d’un harcèlement moral institutionnel "qui a pour spécificité un effet de ruissellement indépendant du lien hiérarchique entre le prévenu et la victime". C’est une référence majeure sur les responsabilités des managers dans "l’exécution loyale du contrat de travail" : quatre dirigeants ont été condamnés à de la prison, dont deux directeurs des ressources humaines (DRH), une fonction trop souvent tenue pour quasi logistique (fourniture de ressources humaines et évacuation des résidus) (2).

Les usagers et les professionnels n’ont pas dû réclamer cette tribune, et Jean Auroux, dans son témoignage, n’évoque pas les causes du tarissement immédiat de ses dispositifs d’expression directe des salariés. Et ça devait être difficile aussi de trouver un argumentaire contradictoire, quand les accusés plaidaient juste qu’ils n’avaient pas été informés… Ce bon film traduit la passion, et la victoire, de ceux qui ont voulu et su prendre la parole : Patrick Ackermann, syndicaliste musicien, Jean-Pierre Bloc, réalisateur monteur, Isabelle Bourboulon, journaliste économiste, Pascal Vittel, responsable syndical de Sud PTT pour coordonner les témoignages, une petite équipe soutenue financièrement par les victimes indemnisées.

Sylvie L. Strobel
Jeune Cinéma en ligne directe

1. L’ OMC, née le 1er janvier 19955, a été créée par le Conseil économique et social des Nations unies, à parir de la conférence de la Havane du 21 novembre 1947

2. Cf. aussi l’excellent film de fiction Un autre monde de Stéphane Brizé (2021).

Par la fenêtre et par la porte. Réal, mont : Jean-Pierre Bloc ; sur une idée de Patrick Ackermann, avec un collectif de syndicalistes de France Télécom-Orange ; ph : Sylvia Aubertin, Ludovic Denizot-Fauconnet, Mohamed Mouaki Benani, Patrice Spadoni, Freddy Bruneel, Jean-Marc Cazenave & Pierre Poilloux ; mu : Patrick Ackermann et Les Fatals Picards. Entretiens menés par Isabelle Bourboulon et Pascal Vitte. Avec le voix de Ariane Ascaride, Fanny Bloc et Jérémy Petit (France, 2023, 88 mn). Documentaire.