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Brigands, chapitre VII (1996)
de Otar Iosseliani
publié le jeudi 21 décembre 2023

par René Prédal
Jeune Cinéma n°242, mars-avril 1997

Sélection officielle en compétition à la Mostra de Venise 1996
Grand Prix spécial du jury

Sortie le mercredi 22 janvier 1997


 


Quand on lui demande d’expliquer le titre de son dernier film, et notamment le curieux "chapitre VII" qui vient après Brigands, Otar Iosseliani aime bien répondre qu’il voulait un titre long. Brigands était donc trop court. Certes mais alors pourquoi ? Le cinéaste préfèrerait sans doute que l’on trouve nous-mêmes la caractère sacré du chiffre 7 dans la civilisation occidentale judéo-chrétienne, ou, pourquoi pas, que l’on se souvienne que le cinéma est le 7e art. Alors, mais alors seulement, il consent à rappeler que c’est son 7e long métrage, après trois en Géorgie : les légers, libres et frondeurs La Chute des feuilles (1966), Il était un merle chanteur (1970), Pastorale (1976) (1) Auxquels il faut ajouter deux films en France : les délicates touches impressionnistes enchâssées dans les structures musicales des Favoris de la lune (1984) et la Chasse aux papillons (1993), sans oublier l’incursion muette mais pleine de sens dans un village africain Et la lumière fut (1989).

Ainsi pour Otar Iosseliani, les brigands étaient déjà partout, s’insinuant depuis 30 ans dans ses œuvres précédentes, toujours prêts à ternir la fraîcheur des sentiments, à faire barrage au cours élégiaque de l’existence, à exacerber les conflits latents, ou à accélérer les processus de dégénérescence des sociétés humaines.


 


 

Mais cette fois, les brigands ont gagné le titre, courent d’une époque à l’autre en Géorgie et finissent par débarquer à Paris, à la faveur de trois intigues qui font circuler le mêmes acteurs-personnages du Moyen Âge au stalinisme puis à l’époque actuelle avec l’éternel cortège de massacres, tortures, trahisons et ignominies de toutes sortes. "Le Diable, probablement", dirait le Robert Bresson dernière manière, ou le Mikhaïl Boulgakov du Maître et Marguerite (2) auquel Otar Iosseliani a forcément pensé en filmant avec une ironie sarcastique ses tristes protagonistes menés par les pires instincts.


 

Si le cinéaste a gardé intacte sa verve inconoclaste et cette magistrale maîtrise narrative qui le fait brillament brasser les éléments les plus disparates, il a, cette fois, abandonné toute insouciance et sa légendaire fluidité aérienne pour appuyer sur la bêtise, la méchanceté et l’insoutenable lourdeur de l’être. D’ailleurs on boit peu dans Brigands, chapite VII et l’on y chante faux, ou alors on vous fait taire. L’épicurien humaniste est devenu critique féroce d’une société sans pitié, et si l’on s’amuse encore de l’épisode médiéval délicieusement situé entre la caricature nostalgique du cinéma muet et la quintesence esthétique des films de Sergueï Paradjanov, le rire se fige vite aux exactions du communisme comme au tragique absurde du tribalisme planétaire d’aujourd’hui.


 

Et pourtant Brigands, chapitre VII reste une comédie loufoque car les personnages sont des marionnettes dont le tragique destin importe moins que le détail des situations cocasses dans lesquels ils se débattent. On reste dans les coulisse de l’Histoire, même à la cour du roi Vano, car chacun n’est aux prises qu’avec des histoires de fesses, d’intendance, ou de basses besognes, ne connaissant que les petites satisfactions et les grandes peurs d’un déplacement perpétuel des repères, des hiérarchies et des valeurs. D’où ces appartements qui changent de locataires, ces roitelets qui changent de femmes et ces vagabonds qui changent de villes. De toutes façons, tous finiront pareil, abattus à leur tour et regrettés par personne.


 

Le film est un exercice de corde raide qui parvient à éviter cynisme, sentimentalisme, et surtout moralisme. La laideur est partout, bourreaux et victimes sont interchangeables, mais la petite musique de Otar Iosseliani transforme la danse macabre en ronde de carnaval dans un spectacle haut en couleurs, riche en trouvailles et pétillant d’intelligence malicieuse.

René Prédal
Jeune Cinéma n°242, mars-avril 1997

* Cf. "Entretien avec Otar Iosseliani", Jeune Cinéma n°242, mars-avril 1997.

1. La Chute des feuilles (Giorgobistve, 1966) ; Il était une fois un merle chanteur (Iko shashvi mgalobeli, 1970) ; "Pastorale" (Pastorali, 1975), Jeune Cinema n°130, novembre 1980.

2. Mikhaïl Boulgakov (1891-1940). La version définitive de son chef d’œuvre, Le Maître et Marguerite, écrit entre 1927 et 1940, a été publiée dans la Revue de Moscou, n°11, 1966, et n° 1, 1967, sous forme censurée, les morceaux censurés circulant, eux, sous forme de samizdat. Première édition complète en 1967, à Francfort chez Posev. Première édition complète en URSS, dans le revue Khoudojestvennaïa Literatoura en 1973.
En français, il existe trois traductions : par Claude Ligny (Robert Laffont, 1968), par Françoise Flamant (Gallimard, 2004) et par André Markowicz & Françoise Morvan (Inculte, 2020).
Le roman a fait l’objet de nombreuses adaptations au cinéma, en séries pour la télévision et en BD.


Brigands, chapitre VII. Réal, sc : Otar Iosseliani ; ph : William Lubtchansky ; mont : Marie-Agnès Blum ; mu : Nicolas Zourabichvili ; déc : Emmanuel de Chauvigny ; cost : Cori D’Ambrogio. Int : Amiran Amiranashvili, Davit Gogibedashvili, Giorgi Tsintsadze, Nino Ordjonikidze, Aleqsi Jakeli, Niko Kartsivadze, Keli Kapanadze, Nico Tarielashvili (France 1996, 129 mn).



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