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Moi, capitaine (2023)
de Matteo Garrone
publié le mercredi 3 janvier 2024

par Francis Guermann
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle de la Mostra de Venise 2023
Lion d’argent du meilleur réalisateur
Prix Mastroianni du meilleur espoir pour Seydou Sarr

Sortie le mercredi 3 janvier 2024


 


Le film de Matteo Garrone arrive à propos, comme en contrepoint du récent vote de la Loi Immigration en France. Moi, capitaine (1) est un film puissant, documenté et volontaire, comme l’ont été quelques uns de ses autres films, Gomorra (2008) ou Dogman (2018).


 

Il raconte ici l’itinéraire de deux jeunes sénégalais de 16 ans, Seydou et Moussa, quittant seuls leur pays pour rejoindre l’Europe, terre promise où ils s’imaginent un avenir glorieux. Traversée du désert dans des conditions inimaginables, nécessité de se procurer de faux papiers, mise en esclavage dans des geôles libyennes, navigation périlleuse sur la Méditerranée jusqu’à la Sicile : Seydou estt obligé, seul et sous la menace, de conduire le bateau vétuste et surchargé. Frôlant la mort, abandonnés, abusés par des passeurs, escroqués de toute part, ils finissent par atteindre les côtes italiennes.


 


 

Là s’arrête le récit. Rien n’est dit sur la suite de leur voyage, mais on imagine qu’ils n’en sont qu’à la moitié d’un parcours qui verra ensuite mettre en doute leur bonne foi, leur minorité, qui les déboutera de leurs demandes d’asile, qui les désillusionnera sur l’harmonie supposée de la prise en charge des migrants dans les différents pays de l’Union européenne qu’ils traverseront, qui les plongera dans le désespoir où bon nombre de leurs semblables vivent aujourd’hui, dans une précarité physique et mentale, en cet occident qu’ils avaient fantasmé et où ils se sentent indésirables.


 

Le grand intérêt de Moi, capitaine, comme son titre l’indique, est le renversement de la perspective habituellement utilisée dans les films engagés, notamment parlant des migrations. Il n’existe pas ici de discours édifiant ni de point de vue militant ; le film ne donne la parole qu’à ceux qui vivent ces situations ; il laisse place à la réflexion du spectateur. En choisissant la fiction documentée (même si c’est parfois démonstratif), en tournant dans les lieux réels ou vraisemblables, avec des acteurs amateurs pour la plupart, en se donnant les moyens et en soignant ce récit tant à l’image qu’au son (belle bande musicale), Matteo Garrone ne se trompe pas et son film est très efficace.


 


 

Les rôles principaux sont assurés par les deux jeunes acteurs Seydou Sarr et Moustapha Fall, très convaincants. Le réalisateur s’est inspiré de récits de jeunes Africains vivant à présent en Italie. Il a déclaré : "En les écoutant, j’ai pris conscience que leurs histoires constituaient sans doute le seul récit épique contemporain possible. J’ai voulu que ma caméra filme dans la direction radicalement opposée de celles des médias". L’aspect du film tient en effet de l’odyssée - on pense à Homère, par l’ampleur d’un récit méditerranéen, ici inversé car le périple est sans retour -, gardant l’aspect initiatique et émancipateur du voyage. Le réalisateur y a aussi aménagé quelques jolies séquences oniriques, retours en arrière et mises en images des songes de Seydou.


 

Sous sa narration transparente, ce film qui ne moralise ni n’intellectualise, qui est tout entier tourné vers la description minutieuse de faits concrets, est en réalité un coup de poing donné à la bonne conscience occidentale vis-à-vis des migrants, et il ne peut laisser indifférent. Il déplaira sans doute à ceux qui ne souhaitent pas le risque de l’autre (de l’étranger), à ceux qui s’accrochent aux sondages (70 % des Français approuveraient la nouvelle loi). Mais il plaira à ceux, qu’on espère nombreux, ouverts à l’humanité, qui aiment que le cinéma se mêle des grands sujets de société et ose des points de vue différents.


 

"On a mis un pied dans la porte", déclarait une députée RN du Var au lendemain du vote de la loi immigration à l’Assemblée Nationale il y a quelques semaines. Ce sont des propos très graves et révélateurs. C’est indirectement le triste constat de ce qu’est réellement cette nouvelle loi : nullement un remède à la déjà très difficile prise en charge de l’immigration dans notre pays, ni même un éclaircissement ou un projet collectif et humain, mais bien une prime à la xénophobie et la promotion politique de quelques uns. Dans l’Union européenne, ce n’est guère mieux. Par contraste et grâce au basculement de perspective, Moi capitaine est un film qui permet de sortir un moment des peurs et de l’égocentrisme collectif.

Francis Guermann
Jeune Cinéma en ligne directe

(1) Le film est sélectionné pour représenter l’Italie aux prochains Oscars en 2024.


Moi, capitaine (Io capitano). Réal : Matteo Garrone ; sc : M.G., Massimo Gaudioso, Massimo Ceccherini & Andrea Tagliaferri ; ph : Paolo Carnera ; mont : Marco Spoletini ; mu : Andrea Farri. Int : Seydou Sarr, Moustapha Fall, Ahmed Hichem Yacoubi, Doodou Sagna, Khady Sy (Italie-Belgique, 2023, 121 mn).



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