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Chasse aux papillons (1992)
de Otar Iosseliani
publié le mardi 19 décembre 2023

par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°219, janvier 1993

Sélection officielle en compétition de la Mostra de Venise 1992

Sortie le mercredi 4 novembre 1992


 


La Chasse aux papillons de Otar Iosséliani marque son retour à la veine heureuse des Favoris de la lune (1). Après la nonchalance un tantinet paresseuse des deux derniers films, voici un film comme on aime : inventif, amical, riche et ordonné. Le film d’un poète dont le classicisme discret atténue les éclats de cocasserie. Pour dire son attachement à certaines bonnes manières, à un goût de vivre menacé par la barbarie, il crée un monde à lui, excentrique et surprenant, mais qui existe sûrement quelque part tant il est crédible. Les Favoris de la lune (1984) offrait un Paris tout neuf à nos regards, le Paris que seuls les émigrés amoureux savaient voir. La Chasse aux papillons plante ses personnages dans un paysage de campagne, herbue et parcourue d’eau lentes ; les péniches y glissent discrètement ; la petite statue moussue préside aux fanfares du village ; entre prairie et forêt le château des deux cousines ; paysage d’automne, entre Jean Vigo et Gérard de Nerval, qui sied aux deux héroïnes, émigrées russes désargentées qui survivent en assassinant leurs carpes et en vendant leurs fauteuils.


 


 

Classique, Otar Iosséliani (2) qui ouvre et referme son film avec l’arrivée et le départ d’un train dans la petite gare. Il va doucement du groupe aux sous-groupes ; le petit village réuni pour accueillir un hôte inattendu, les six dames patronnesses qui filent à bicyclette cape noire et saxophone au vent pour jouer à la messe. Quand apparaissent les deux cousines, que l’une pêche à l’arc et l’autre tire au revolver, ne nous étonne plus, elles sont devenues naturelles.


 


 

Un lent travelling glisse sur un salon ancien, des objets, des photos d’avant quatorze, un air de vieux phono, un parc du petit matin. Les hommes sont en noir, la calèche s’arrête, deux officiers russes se font face ; un duel bien sûr, et comme chez Max Ophuls, le second coup ne résonne jamais. Des objets au souvenir, du souvenir aux fantômes, ils sont à l’aise dans ce château vermoulu, ils montent les escaliers le soir, jouent au billard et fument.


 


 

À s’attarder la nuit, on peut encore voir rouler la bille et la mourante va finir la cigarette entamée : les vases communiquent. Autour de ce moment d’émotion tamisée, les petits éclats joyeux de l’imagination. Les vieux jouent souvent dans les fictions récentes un rôle devenu conventionnel d’objets déplacés. Otar Iosseliani, avec sa gentillesse, accorde ses personnages aux saisons et paysages avant de s’amuser avec eux : attrapes en tout genre, dérive et décalages. Le curé alcoolo par exemple dont le réveil à gueule de bois est un morceau de bravoure ; son sacristain réajuste sa soutane avant la messe comme le ferait l’ordonnance de son capitaine ivre ; on le quitte au bistrot et il apparaît galopant au cou d’un cheval. Au fil du film, ces gens-là sont devenus familiers et ce sont les autres, les bien-pensants, ceux qui comptent et supputent, qui virent aux monstres.


 


 


 

Quand survient la meute des héritiers, des russes post-gorbatcheviens, qui bradent le château, ses meubles et ses occupants, Otar Iosséliani devient méchant : ces gens-là sont mal élevés, traitent en moujik la vieille bonne, transforment les beaux objets en billets, et les billets en horreurs à consommer. L’appartement acheté à prix d’or se transforme vite en bouche pour ivrognes beuglants. Auprès des Russes, les petits Japonais sont épargnés. On peut avec eux aussi s’amuser un brin : ils filent à bicyclette, mangent le pain en baguette et font le signe de croix du bon côté. Pour un peu, on leur verrait bien sur la tête le "bérêt" bien français dont Pierre & Jacques Prévert et les cinéastes américains aiment bien affubler nos compatriotes.

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°219, janvier 1993

1. "Les Favoris de la lune", Jeune Cinéma n°165, mars 1985.

2. "Otar Iosseliani, Conférence de presse, Venise, 6 septembre 1992", Jeune Cinéma n°217, octobre 1992.


La Chasse aux papillons. Réal, sc, mont : Otar Iosseliani ; ph : William Lubtchansky ; mont : O.I., Nathalie Alquier, Jocelyne Ruiz & Ursula West ; mu : Nicholas Zourabichvili ; déc : Emmanuel de Chauvigny ; cost : Charlotte David. Int : Narda Blanchet, Pierrette Pompom Bailhache, Alexandre Tcherkassof, Thamar Tarassachvili, Anne-Marie Eisenschitz, Maimouna N’Diaye, Pascal Bonitzer, Émile Breton, Mathieu Amalric, Aleksandr Askoldov, Émilie Aubry (France, 1992, 115 mn).



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