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Chienne de rouge (2023)
de Yamina Zoutat
publié le mercredi 14 février 2024

par Sylvie L. Strobel
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle en compétition internationale du Cinéma du Réel 2023

Sortie le mercredi 14 février 2024


 


Les "chiens de rouge" sont des pisteurs qui savent remonter les traces sanglantes d’un humain ou d’un animal blessé à secourir ou à ramasser. Dans Chienne de rouge de Yamina Zoutat, ils sont de véritables figurants de ce film sur le sang, au titre pas très accrocheur, mais très beau, très fort, qui crève l’écran.


 

À sa naissance, Yamina Zoutat a dû être intégralement transfusée, un autre a donné son sang pour qu’elle vive, sa filiation n’est donc plus traçable. Mais elle ne l’a appris que tardivement, et quand, elle était une toute jeune chroniqueuse judiciaire pour TF1, pour le procès de l’affaire du sang contaminé (1), elle ne le savait pas encore. Le procès ne s’est pas déroulé au Palais de Justice, mais dans un palace de la rue Kléber, les débats n’ont pas été filmés (2), les victimes, "des frères de sang" n’ont pas pu se constituer parties civiles, elles n’y ont donc pas eu droit à la parole. Il fut aussi un procès exsangue : la journaliste Yamina Zoutat avait reçu de sa hiérarchie l’injonction de ne pas montrer de sang (3).


 


 

Ainsi peut s’expliquer ce qu’elle dit, en voix off dans le film et dans ses entretiens, une sorte de retour d’un obscur refoulé originel, tout ayant qu’une réparation du déni de justice qu’elle avait été obligée de transmettre : "Un matin, je me suis réveillée traversée par ces simples mots, ’Je veux filmer du sang’. Ça m’a désemparée au point que j’ai d’abord chassé ce désir, mais plus je tentais de l’éloigner, plus il revenait. Il m’était énigmatique, il me dépassait". Il s’agissait de donner une place aux visages de ces victimes dont elle avait entendu les récits. Il s’agissait aussi de partir de son propre corps. Elle dit avoir voulu être le personnage central du film et se reconnaître dans chacune des personnes filmées. Elle s’est donc mise à filmer le sang, ce fluide vital tabou, fascinant dans tous ses états : coulant, giclant, prélevé, transfusé, tueur, sauveur, montré, caché, en gouttes, en flaques, en jets…


 


 

Le film est rythmé d’extraits d’archives de l’histoire du cinéma et de visions habituelles de la vie quotidienne, avec des mises en scène et des narrations sur ces transferts dont on voudrait tout retenir, mais on est saisi par l’image avant d’enregistrer le récit : Bruno Ganz qui saigne et comprend, l’échange de sang chez les Indiens, la pêche à la baleine, la Mer rouge…. Il y a aussi celle dont la famille a été dissoute à Auschwitz et qui retrouve la trace de sa donneuse salvatrice : c’est une Allemande. Ou ces étudiants en médecine qui sont entrainés à la sélection express des blessés à secourir en priorité parmi des dizaines de pauvres corps ensanglantés.


 


 


 

L’hôpital est un lieu de soins, de résurrection. Yamina Zoutat dit que si elle le connaissait mal, elle a découvert que, comme le tribunal, il est un lieu d’écoute qu’elle a eu à cœur de présenter comme "un lieu enchanté avec des feuillages illuminés par la lumière du soir ou un cygne qui plonge son bec dans l’eau". La cinéaste y filme aussi un pourvoyeur marocain francisé, la chirurgienne vietnamienne placide et précise, le ton tranquille et rassurant des professionnels effectuant sur les corps des manœuvres terrifiantes mais salvatrices, grâce à des jeunes donneurs de sang anonymes et radieux.


 


 


 

En retrouvant la seule image qui existe du procès du sang contaminé, celle de la Cour qui fait son entrée, Yamina Zoutat a été sidérée de n’y voir que des hommes, tous du même âge. Inspirée par Françoise Héritier, elle insiste sur cette distinction : le sang des femmes coule naturellement alors que les hommes font couler le sang volontairement. Elle dit que son documentaire est devenu féministe en cours de tournage, parce que les témoins étaient surtout des femmes. "Je n’aurais jamais fait ce film si j’étais un homme", dit-elle.
Chienne de rouge est un film de femme, universaliste, dont on voudrait bien qu’il soit largement distribué.

Sylvie L. Strobel
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Il s’agit d’un scandale sanitaire, politique et financier des années 1980-1990 : on transfusait des hémophiles avec du sang contaminé par le VIH. L’affaire a mis du temps à être médiatisée. Les procès ont eu lieu à partir de 1991.

2. Depuis Robert Badinter, les grands procès à valeur historique sont filmés. Le procès V13 (les attentats du 13 novembre 2015) l’a été intégralement, et a fonctionné comme un forum. lLes procès pour crime contre l’humanité de Maurice Papon, Paul Touvier, Klaus Barbie sont des documents. Mais le procès du sang contaminé ne l’a pas été.

3. À partir de cette expérience, elle a réalisé son premier long métrage : Retour au Palais (2017).


Chienne de rouge. Réal : Yamina Zoutat ; sc : Y.Z. & Richard Copans ; ph : Y.Z. & Clement Apertet ; mont : Damian Plandolit (France-Suisse, 2023, 100 mn). Documentaire.



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