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Pastorale (1975)
de Otar Iosséliani
publié le mercredi 20 décembre 2023

par Monique Portal
Jeune Cinéma n°130, novembre 1980

Sélection officielle du Forum de la Berlinale 1982

Sortie le mercredi 3 septembre 1980


 


Otar Iosséliani a terminé Pastorale en 1975. Cette même année, son film passait sur les écrans de Géorgie, son pays, et de toute l’Union soviétique. À Moscou, il enchantait ou il déplaisait. De toutes façons, il ne laissait pas indifférent.
Issu d’une longue tradition cinématographique - la plus ancienne après celle de la capitale - le cinéaste est à la fois amoureux du passé et novateur quant à la forme. Méridional, s’affirmant comme tel, il a longtemps observé la société citadine qui l’entoure. À Tbilissi, il y a encore des "merles chanteurs" (1) qui rêvent du matin au soir et qui traversent la vie en poètes, quittes à en mourir. Il existe aussi des jeunes hommes comme les autres, qui vivent d’étranges aventures lors de La Chute des feuilles (2).


 

Otar Iosséliani sait que chaque société porte en elle son histoire, liée à une nature et à des coutumes ancestrales. C’est pourquoi il est allé cette fois plus loin, à la recherche de ses propres racines. Lui qui vit à Tbilissi ou à Moscou connaît aussi sa terre natale. Il n’aime pas raconter une histoire précise. Il veut au contraire saisir la vie dans sa réalité quotidienne. Et l’on comprend pourquoi il a choisi de retrouver la campagne géorgienne, loin de toutes préoccupations écologiques ou naturalistes. Il connaît les villages de son pays mieux que quiconque. Et c’est dans un de ces villages qu’il a composé une véritable chronique des "travaux et des jours", à la manière des poètes méditerranéens si proches de sa civilisation. On le voit d’ailleurs dans un autocar, au début du film, l’œil malicieux et la moustache avantageuse. En bon Géorgien, comme il le dit lui-même, il regarde une plantureuse paysanne qui s’émeut devant son regard un peu machiste. En suivant ce regard, on sait que le film sera tout entier bâti sur une observation rapide, critique et pleine d’humour.

 


 

Il ne se passe rien dans ce coin perdu des montages géorgiennes. Et l’arrivée de musiciens venus de la ville pourrait même passer inaperçue. Cependant, un violoncelle et une épinette sèment leurs étranges harmonies. Et les citadins décontractés observent d’un œil neuf cette société qui les étonne. Mais les deux mondes se comprennent-ils ? Les citoyens de Tbilissi n’ont rien à voir avec ces paysans qui volent aimablement la propriété collective, qui louvoient avec les bureaucrates, ou qui bâtissent leur maison sans aucun respect des permis de construire. On ouvre une fenêtre sur la demeure des voisins, et les briques sont transportées dans un camion du kolkhoze... Quant aux musiciens, qui les comprend ? Ils sont hébergés, protégés, accueillis, comme on sait le faire en Géorgie, un pays où la convivialité est sacrée. Mais leur musique séduit surtout les enfants. Les jeunes loubards du village se moquent bien de Schubert ou de Mozart.


 


 

Film troublant s’il en est. Deux univers s’observent et semblent rester étrangers l’un à l’autre, comme les voyageurs dans un train et les paysans dans leur champ, séparés par une vitre impénétrable. Mais Otar losséliani ne se contente pas de cette vision schématique, qui resterait au fond peu originale. Il va plus loin dans son observation minutieuse. Et l’on découvre avec lui les rapprochements ténus qui s’opèrent entre ces deux mondes.


 


 

Le personnage de la jeune fille revêt ici une importance capitale. Elle pénètre petit à petit dans le quotidien des musiciens, timidement, discrètement. Certes, il ne lui restera pas grand-chose de leur passage : un disque, quelques journaux. C’est peu. Mais elle aura changé. Dans cette société patriarcale, où les femmes restent à leur place - même si elles sont parfois imposantes -, elle se dégage doucement des traditions, libérant ses cheveux du foulard des paysannes, prenant la liberté de s’insérer dans le groupe des musiciens, et découvrant la camaraderie entre garçons et filles. Elle devient en quelque sorte la charnière du film.


 

Il fallait beaucoup de talent pour réaliser ce poème bucolique, dans lequel on privilégie la douceur de vivre qui l’emporte sur toutes les pluies d’orage et sur toutes les tracasseries administratives. Ce talent, c’est celui de Otar losséliani, capable de saisir un objet qui devient à lui seul poésie, tels l’oiseau, la roue du moulin ou une couronne de fleurs. Capable aussi de suivre des personnages dans les innombrables méandres de leur quête du bonheur. ll y a dans son style, de la fantaisie, de l’hyperréalisme et du réalisme tout court. Et le tout est relié par une classique musique de chambre, reprise dans la dernière séquence par la violoncelliste revenue à Tbilissi avec tous ses souvenirs.


 

Comme les paysans du Caucase, le réalisateur travaille lentement et soigneusement. Il fait en moyenne un film tous les cinq ans, prenant son temps pour fixer chaque image, comme un musicien répète une phrase une centaine de fois. Otar losséliani est géorgien, et il veut faire un cinéma qui porte la marque d’une civilisation vieille comme le monde, fière de son originalité et de sa spécificité. Pastorale est un film "différent", tant pour l’Union soviétique que pour notre société. Un film qui dépasse certain régionalisme primaire. Nous l’avons attendu longtemps. Le public occidental ne sera pas déçu de voir cette œuvre dont il entendait parler depuis quatre ans.

Monique Portal
Jeune Cinéma n°130, novembre 1980

1. Il était une fois un merle chanteur (Iko shashvi mgalobeli) de Otar Iosseliani (1970).

2. La Chute des feuilles (Giorgobistve) de Otar Iosseliani (1966) est son premier long métrage.


Pastorale (Pastorali). Réal : Otar Iosseliani ; sc : O.I. Revaz Inanishvili & Otar Mekhrishvili ; ph : Abessalom Maisuradze ; mont : Julietta Bezuashvili ; mu : Temur Bakuradze. Int : Nana Iosseliani, Tamar Gabarashvili, Mikhail Naneishvili, Nukri Davitashvili, Baia Macaberidze, Rezo Charkhalashvili, Nestor Pipia, Qsenia Pipia (URSS, 1975, 95 mn).



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