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Il fait nuit en Amérique (2022)
de Ana Vaz
publié le mercredi 21 février 2024

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°427-428, mars 2024

Sélection officielle en compétition du Festival de Locarno 2022.
Léopard vert

Sortie le mercredi 21 février 2024


 


Dès les premières images de ce film au titre mélancolique, on comprend que, contrairement à ce que l’affiche aurait pu faire croire, on n’allait pas voir un documentaire animalier, mais qu’on s’était aventuré en terre inconnue. Avant le générique, en prélude, un très long panoramique sur une ville. Comme dans les films muets, il fait nuit, il fait bleu. Mais le film est sonore, et assiégeant la ville comme menacée, une musique atonale, animale, sourde, inquiétante, nous place en situation de vigilance (1). Noir, générique.


 


 


 

Le film commence alors, ou du moins, on croit qu’il commence. Le fond sonore devient une sorte de chant de cigale simple, et on accède à un monde humain plus familier. C’est encore la nuit, mais une autoroute, des lumières, des voitures... un pays de connaissance. Mais la bande son varie encore, et alternent des images d’animaux plus ou moins étranges avec des entrelacs de routes où circulent des piétons plus ou moins encadrés. Et on ne sait toujours pas dans quel univers on se trouve. On dirait juste que le monde des vivants s’éveille, même s’il faut toujours bien sombre.


 


 


 

En effet, on commence à entendre les premières voix humaines, des échanges anodins en voix off, puis arrivent des images de connexions entre humains et animaux. On comprend qu’on est à Brasilia, qu’il s’agit d’une cellule d’intervention environnementale sur des animaux égarés. Un récit surgit : on a trouvé une petite renarde, des hommes en treillis de camouflage, qui ressemblent à des guerriers, la capturent, l’attachent, la fichent.


 


 


 

Et là on assiste à quelque chose d’inattendu, l’usage du gros plan de la renarde. Ana Vaz s’attarde sur les yeux du petit animal, puis sur les palpitations de son ventre, et ça fonctionne comme fonctionnent les gros plans sur les visages humains : une information subjective, une relation empathique. L’animal est comme puni, il ne comprend pas qu’on ne le laisse pas en paix. Jamais peut-être on a vu la souffrance animale de façon si évidente. Quelqu’un demande : "Comment elle va, la renarde ?" Quelqu’un répond : "Là elle est pas bien, mais ça va aller, on va bien s’occuper d’elle au zoo".


 


 

Une loutre, passée fugacement au début du film, maintenant encagée, gémit et émet des signaux qui semblent de détresse, en allant et venant dans sa prison. Le récit de la renarde est rythmé par des images d’autres animaux, de leurs regards en gros plans et de leur écoute aussi, comme s’ils désapprouvaient.


 


 


 

Plus tard, on va mieux comprendre, grâce à la parole de la soignante, le rôle et la lutte de cette brigade. Elle dit qu’elle s’occupe de "réfugiés" de la Nature (et de la civilisation). La renarde a la maladie de Carré, attrapée en zone urbaine. "Tous les animaux qui arrivent ici sont des rescapés". Elle raconte aussi par exemple la superstition qui court : un tamanoir qui traverse la route, ça porte malheur, alors il faut l’écraser, sinon, il y aura un accident. Mais ce n’est pas, pour autant, le propos exact de ce film tourné au zoo de Brasilia. D’autres images interviennent : l’oiseau aux yeux ronds, effrayés, effrayants, si petit qu’il tient dans une main, le minuscule tamanoir, si lent, si inoffensif, innocent, la réalité quotidienne du zoo.


 


 


 

D’autres mini séquences, d’autres apartés, bousculent la régularité de ce qui semblait être un récit. Une séquence inattendue en noir et blanc, aux 3/4 du film, un flashback de la construction du zoo, apporte une distance, et remplace l’émotion, mais ne dure pas très longtemps. Elle est rassurante, elle est réaliste, mais ce n’est toujours pas le sujet.


 


 


 

Jusqu’à ce qu’arrive la fin de la journée, une journée comme les autres. Le soir tombe, on retrouve les voitures, les immeubles, un crépuscule un peu rouge, un panoramique dans l’autre sens. Jusqu’à, surtout, cette chute d’eau, interminable, éternelle, une figure du Déluge, qui vient du Ciel.


 


 

Cette heure que dure le film, on l’a passée devant une œuvre poétique et expérimentale. On pourrait presque dire que c’est l’œuvre d’une militante écologique, s’il n’était pas clair que la cause est perdue.
On se souvient aussi d’une soirée au musée du Jeu de Paume, en 2021, où Ana Vaz présentait son film (2). Revenant sur la construction de la ville artificielle de Brasilia, elle l’appelait une "fable politique d’éco-terreur." (3)


 


 

C’est seulement alors qu’on en revient au titre du film, Il fait nuit en Amérique, énigmatique, mélancolique. La cinéaste parle, à son propos, d’un "rituel funéraire", d’un "crépuscule de l’Histoire" (4). On réalise qu’on est déjà entré dans la nuit.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°427-428, mars 2024

1. La musique est de Guilherme Vaz, le père de la réalisatrice, dont l’œuvre porte sur les rencontres impossibles entre la culture autochtone et la culture européenne, à la suite de sa longue expérience de vie en Amazonie.

2. Musée du Jeu de Paume, Natures enragées, 30 novembre 2021.

3. Brasilia, c’est une une "ruine du futur," et cela, dès son inauguration. Elle a été construite en 1957 pour être une utopie de démocratie, mais elle est devenue très vite le siège même du coup d’état de 1964 et de la dictature militaire qui a duré jusqu’à 1988.

4. Pour son film-poème, Ana Vaz s’est inspirée de deux ouvrages :
* Juliana Fausto, La cosmopolítica de los animales, Porto Alegre, Cactus, 2023.
* Clarice Lispector, Maçã no Escuro, Rio de Janeiro, Livraria Francisco Alves, 1961. Le Bâtisseur de ruines, traduction de Violante Do Canto, Paris, Gallimard, 1970.


Il fait nuit en Amérique (E noite na america). Réal, sc : Ana Vaz ; ph : Jacques Cheuiche ; mont : A.V. & Deborah Viegas ; mu : guilherme vaz ; son : Guilherme Vaz (Italie-France-Brésil, 2022, 66 mn) Documentaire.



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