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Une histoire vraie (1999)
de David Lynch
publié le mercredi 21 février 2024

par Matt Dray
Jeune Cinéma n°258, novembre 1999

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1999

Sorties les mercredis 3 novembre 1999 et 21 avril 2024


 


La virtuosité de David Lynch n’est pas toujours là où la critique la voit. Heureusement. Nous imaginons alors que la première intention du cinéaste américain est de détruire toute forme de récit, et d’atteindre la réalité d’un personnage en l’incitant à devenir un autre ou en se dédoublant. The Straight Story permet de tromper une fois de plus une théorie qui manque d’objectivité, et donne à David Lynch l’occasion d’exprimer son immense talent.


 


 

Aux horreurs néonatales - Eraserhead (1977) -, aux rites initiatiques tendances sadomaso - Blue Velvet (1986), aux fantasmes atteints de schizophrénie - The Lost Highway (1997), succèdent les attentions elliptiques et les intentions humanistes de The Straight Story. Mais au fond, la quête est la même : un vieil homme, paysan de son métier, apprend que son frère, avec lequel il est en froid depuis dix ans, a eu un malaise cardiaque. Vivant à plus de 500 km de chez lui, sans permis de conduire, il décide d’aller le rejoindre avec sa tondeuse à gazon, et du même coup, d’essayer de régler ses comptes avec sa conscience.


 


 

David Lynch reste David Lynch pour deux raisons : la première, c’est que l’histoire qu’il nous propose tient en une phrase. La seconde, c’est que cette même phrase nous pose une centaine de questions, indépendantes les unes des autres, qui savent affoler le spectateur féru de bonnes structures narratives. Si ce dernier va trouver dans The Straight Story une certaine logique visuelle, il va pourtant être surpris par les témoignages du personnage principal, qui en parcourant plusieurs états sur sa vieille machine, va transformer le réalisme du début du film en rêve.


 


 


 

Nous ne retrouverons ce réalisme qu’à la fin du film, qui coïncidera en même temps avec la réconciliation des deux frères. Cette démarche peut faire penser à celle du dernier film de Stanley Kubrick, adapté d’une nouvelle de Arthur Schnitzler, Rien qu’un rêve (1). Eyes Wide Shut (1999) et The Straight Story sont deux films complémentaires : c’est dans le rêve que les personnages vont se livrer à une extériorisation de leur inconscience. Pour Tom Cruise, il s’agira de se confronter aux fantasmes voyeuristes qu’il refuse de défier dans la réalité. Pour Richard Farnsworth, dans le film de David Lynch, il sera capital de faire la différence entre souvenir et nostalgie, entre erreur et mauvaise interprétation, entre la vie et la mort.


 


 

En compagnon de voyage, David Lynch pense à John Ford, à cette campagne américaine, et aux paysans que l’auteur des Raisins de la colère (2) a su rendre si entiers, si volontaires, et si combattants. Tranquillement, il utilise sa caméra comme une loupe, comme un appareil de chirurgie, pour aller au cœur de l’événement et de la conscience de Alvin Straight. La nuit continue de l’inspirer. C’est là où s’organise et évolue le récit. Et pour parvenir à donner la bonne température aux images, à ces nuits particulièrement enrichissantes, David Lynch est allé rechercher le directeur photo de Elephant Man (1980), Freddie Francis, qui, à plus de 80 ans, nous prouve qu’il n’a rien perdu de son acuité visuelle.


 


 

Quant à l’organisation des sons, qui constitue la pièce maîtresse de toute l’œuvre de David Lynch, elle s’appuie sur la vitesse de croisière de Alvin Straight et les compositions musicales de Angelo Badalamenti, d’une précision exemplaire. Cette même précision que l’on retrouve dans Blue Velvet par exemple, tout comme chez Stanley Kubrick.


 


 

L’interprétation de Richard Farnsworth, qui fut cascadeur pour John Ford, est extraordinaire. Il est Alvin Straight,"totalement et de part en par". Comme tous les films de David Lynch, The Straight Story devrait soit émouvoir, soit inspirer l’indifférence. Sans réfléchir, penchons plutôt pour la première sensation.

Matt Dray
Jeune Cinéma n°258, novembre 1999

1. Le titre original de la nouvelle de Arthur Schnitzler, (Berlin, S. Fischer Verlan, 1926), c’est Traumnovelle, littéralement "Roman de rêve". Ce titre a été traduit par Philippe Forget, par "La Nouvelle rêvée" (Livre de poche, 2002), et par Pierre Deshusses, par "Double Rêve" (Payot, 2010).
En août 1999, est paru, en livre de poche : Rien qu’un rêve de Arthur Schnitzler, suivi du scénario de Stanley Kubrick & Frédéric Raphaël (Livre de poche, 1999).

2. Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath) de John Steinbeck est paru en 1939. Le film de John Ford est sorti en 1940 (deux Oscars).


Une histoire vraie (The Straight Story). Réal : David Lynch ; sc : John Roach & Mary Sweeney ; ph : Freddie Francis ; mont : Mary Sweeney ; mu : Angelo Badalamenti ; déc : Barbara Haberecht & Jack Fisk ; cost : Patricia Norris. Int : Richard Farnsworth, Sissy Spacek, Harry Dean Stanton, Jane Galloway Heitz, Everett McGill, Kevin P. Farley, John P. Farley, John Lordan (USA-Grande Bretagne-France, 1999, 112 mn).



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