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Nom de la rose (le) (1986)
de Jean-Jacques Annaud
publié le mercredi 21 février 2024

Revoir Le Nom de la rose ?

par Jean-Michel Ropars
Jeune Cinéma n°423, été 2023

Sélection aux BAFTA 1988
Meilleur acteur : Sean Connery

Sorties les mercredis 17 décembre 1986 et 21 avril 2024


 


Le Nom de la rose de Jean-Jacques Annaud (1986), adaptation (1) à succès du roman de Umberto Eco (1980), est un des films les plus connus parmi ceux qui ont traité du Moyen Âge, mêlant, comme dans le roman, réflexion sur le savoir et intrigue policière. Dès les premières images, le ton est donné : malaise et menaces sont suggérées par les solitudes désolées du paysage hivernal que parcourent sous un ciel chargé deux cavaliers, "au plus sombre du nord de l’Italie". Il y a la musique, étrange et inquiétante, comme le sont les visages des moines qui les accueillent dans une abbaye fortifiée comme une prison, dominée par un sinistre donjon.


 


 


 

L’œuvre est donnée comme le récit, dans les dernières décennies du 14e siècle, d’un moine bénédictin nommé Adso de Melk : il raconte comment, alors qu’il était jeune novice, il accompagna, en 1327, le franciscain Guillaume de Baskerville quand celui-ci se rendit dans cette abbaye bénédictine disparue depuis, située entre la Provence et la Ligurie, et dont, après les événements qui y seraient survenus, il serait "bon et charitable de taire même le nom désormais", mystérieuse formulation propre d’entrée à retenir l’attention du spectateur.


 


 

Sur le contexte de cette visite, le roman est plus prolixe que le film. Alors que la chrétienté était divisée entre l’autorité du pape avignonnais Jean XXII et celle de l’empereur Louis IV du Saint-Empire, frère Guillaume de Baskerville, un moine franciscain anglais et rationaliste, avait été convié pour défendre la position de son ordre dans un conflit théologique au sujet de la pauvreté du Christ, conflit qui opposait les Franciscains (soutenus par l’empereur) au pape. Des légations des deux partis devaient se retrouver pour une éventuelle réconciliation dans le terrain présumé neutre de cette abbaye bénédictine. L’abbaye étant alors affligée, après le décès mystérieux d’un moine (plusieurs autres suivront), son abbé se résolut, malgré ses réticences, à utiliser les talents d’ancien inquisiteur de Guillaume pour expliquer ces morts inquiétantes. Survint alors, avec la légation papale, un inquisiteur dominicain célèbre (et authentiquement historique), Bernardo Gui, qui entreprit à sa façon, terrible et sans remède, de régler le problème.


 


 

On pressent la complexité de l’histoire, et surtout sa surprenante inactualité. Il n’est pas banal qu’en aient été tirés un roman et un film à succès. Le Moyen Âge a été souvent caricaturé à l’écran, et le film de Jean-Jacques Annaud n’échappe pas complètement à ce reproche, dressant de la société et de la vie intellectuelle européenne au début du 14e siècle un tableau misérabiliste. Au pied de l’abbaye, les paysans vivent tels des bêtes, dans la pauvreté matérielle et intellectuelle la plus extrême, réduits littéralement à trier les déchets que l’abbaye leur jette par une trappe - "Encore un don désintéressé de l’Église à ses pauvres" glisse malicieusement frère Guillaume. Quant à l’Église, justement, elle est présentée seulement comme une force d’oppression et d’accaparement des richesses, comme si elle n’avait pas eu aussi alors un rôle de redistribution et d’assistance, à travers ses nombreuses institutions pieuses et fondations charitables. Elle apparaît aussi obscurantiste, plongée dans la superstition et l’irrationnalité la plus totale, comme si l’immense effort de la spéculation théologique, au 13e siècle, par exemple, avec le dominicain Thomas d’Aquin n’avait pas existé.


 


 

Le film et le livre n’échappent pas au cliché éculé quand ils apparient un moine bossu horriblement laid (Salvatore) à une belle jeune fille qui lui refuse ses faveurs - comme, dans le roman de Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, (1831), Quasimodo avec Esmeralda. Le happy end, qui voit la jeune fille miraculeusement réussir à échapper au bûcher et le méchant inquisiteur horriblement puni, trahit le roman de Umberto Eco, bien plus crédible et plus sombre. Le film montre donc un Moyen Âge plutôt caricatural et certainement figé. Il fait l’impasse, contrairement au roman, sur les profondes transformations qui affectaient alors l’Europe et surtout l’Italie du Nord, c’est-à-dire le fantastique développement des villes, avec l’apparition de nouvelles élites urbaines marchandes. Il ne laisse guère soupçonner les splendides réalisations antérieures du Moyen Âge dans de nombreux domaines, par exemple dans la pensée et l’art - le portail prétendument "roman" de l’abbaye devient un dégoûtant agglomérat de figures monstrueuses, et la madone de l’église abbatiale, d’époque indéterminée mais sûrement pas médiévale, est anachronique.


 


 


 

Au crédit du film, il faut cependant noter que le Moyen Âge qu’il dépeint n’est pas le "beau" Moyen Âge à son apogée des 11e-13e siècles, mais déjà celui, bien plus sombre, des derniers feux : celui des 14e-15e siècles, enténébré par la terrible succession de crises diverses (économiques et démographiques), d’épouvantables calamités (peste noire du milieu du 14e siècle, guerre de Cent ans (1337-1453), Grand Schisme d’Occident (1378-1417), des "temps de fer" que certains historiens prolongent même, malgré le mythe de la "Renaissance" et le début des Temps modernes, jusqu’aux 16e-17e siècle, assombris à leur tour par de multiples guerres : celles dites de religion, puis la guerre de Trente ans et les guerres de Louis XIV, siècles qui virent, plus que le 14e siècle, la prolifération des bûchers de sorcières. Jean-Jacques Annaud s’est documenté pour réaliser son film. D’abord en restant globalement fidèle au roman de Umberto Eco, lui très au fait de la période qu’il décrivait et ensuite en recherchant les conseils d’historiens reconnus, comme Jacques Le Goff ou Michel Pastoureau, même si parfois, pour des raisons budgétaires ou du fait des contraintes de tournage, il lui a fallu finalement renoncer à les suivre, au risque de se fâcher avec eux. C’est pourquoi, historiquement parlant, le film est plutôt une réussite. Il donne parfaitement à voir, par exemple, le fonctionnement complexe d’une riche abbaye bénédictine, avec ses nombreux services (scriptorium, cuisines, bains, écuries, forge, herboristerie, etc.) et ses innombrables servants. Il montre notamment comment la dîme était prélevée, ce qu’on a rarement pu voir ailleurs sur les écrans. La présentation des conflits religieux de l’époque entre le pape, les différents ordres monastiques, et les nombreux mouvements hérétiques, même terriblement simplifiée par rapport au roman (2), reste à peu près compréhensible.


 


 

La controverse sur l’utilité du rire par exemple, fondamentale pour l’intrigue, est correctement traitée, malgré aujourd’hui son incongruité (3). Comme il était de règle au Moyen Âge dans les disputes théologiques ou philosophiques - ici entre frère Guillaume et le bibliothécaire aveugle Jorge de Burgos -, cette controverse se déroule à coup de citations, de la Bible ou des Pères de l’Église. L’individu s’effaçait alors devant le poids des "Autorités", car l’opinion d’un sujet n’était d’aucun poids face à la tradition. Le film réussit à bien faire sentir quelle place centrale occupe dans l’abbaye la bibliothèque, bâtie en forme de donjon impénétrable et redoutable (4). Cette bibliothèque grandiose et cauchemardesque semble avoir pour vocation de receler tout le savoir de l’humanité, comme dans la nouvelle de Jorge Luis Borges, La Bibliothèque de Babel (1941), dont Umberto Eco s’est inspiré. Mais contrairement à la bibliothèque d’Alexandrie dans l’Antiquité ou aux bibliothèques modernes, dans l’abbaye, la bibliothèque - de par la volonté de ses concepteurs et de Jorge de Burgos, son terrible bibliothécaire qui en a totalement pris le contrôle - s’est refermée sur elle-même.


 


 


 

Avec ses salles et ses galeries auxquelles il est permis d’accéder en passant d’abord par l’ossuaire du monastère, aux crânes effrayants, c’est un terrifiant labyrinthe terrestre, allégorie du véritable labyrinthe spirituel, celui de la pensée contenue dans les livres. En effet, dans l’étage supérieur dont l’accès est strictement réservé, les différentes salles de la bibliothèque, de plan géométrique et reliées entre elles par des escaliers, ne sont pas disposées dans un ordre clairement identifiable. Jean-Jacques Annaud et ses décorateurs se sont inspirés des gravures oniriques de Piranèse dans ses "Prisons imaginaires" pour concevoir ce dédale d’escaliers à plusieurs niveaux où Guillaume et son jeune novice manquent de se perdre. Tout y a été conçu pour se défaire d’un visiteur importun : un miroir déformant où l’on se trouve brutalement confronté à sa propre image monstrueusement modifiée s’accompagne par exemple d’une trappe qui doit précipiter l’intrus désorienté dans une fosse profonde.


 


 

Le livre est au centre du film. Plutôt un livre : cet hypothétique deuxième livre de la Poétique de Aristote, qui n’a peut-être jamais existé mais que tous recherchent avec avidité. Cette quête du livre disparu d’un philosophe antique nous rappelle quel naufrage fut celui de la littérature gréco-romaine dans le courant des siècles, même si Aristote, justement, put être partiellement retrouvé en Occident au 12e siècle, grâce notamment aux traductions de l’arabe. C’est effectivement dans certaines bibliothèques monastiques que des manuscrits trouvèrent leur ultime refuge, comme cette Histoire romaine de l’historien romain Velleius Paterculus, transmise par un seul manuscrit, le Codex Murbacensis, déniché en 1515 par l’humaniste Beatus Rhenanus dans la bibliothèque de l’abbaye alsacienne de Murbach. Le film, à cet égard, est un véritable hymne à la transmission (toujours aléatoire) du savoir. Dans Le Nom de la rose la bibliothèque est donc devenue inaccessible, par la volonté de son bibliothécaire aveugle - sa cécité reflète l’aveuglement de son esprit. Pour Jorge de Burgos, tout livre dont il juge qu’il s’écarte du dogme devient un poison pour l’âme, et il considère juste et nécessaire d’en interdire l’accès, sans pour autant détruire l’ouvrage en question, puisqu’en même temps - paradoxe - il se voit toujours en bibliothécaire. Ainsi du manuscrit de Aristote, qu’il tient enfermé au plus secret de l’édifice, et dont il a enduit les pages d’un poison mortel (l’arsenic), pour que ceux qui le lisent s’empoisonnent à chaque fois qu’ils s’humectent le doigt en le portant à leur bouche pour en tourner les pages. Les moines trop curieux ou trop avides de savoir s’empoisonnent ainsi eux-mêmes, et meurent dans d’atroces souffrances (5).


 


 

À la fin, Jorge consomme lui-même le livre interdit pour s’assurer de sa disparition définitive. Ainsi, au-delà de l’intrigue policière apparente, réellement palpitante - mais le tueur ici, c’est un livre -, le film pose la grave question du libre accès au savoir. Il le fait sans lourdeur, avec humour, au départ, Umberto Eco avait en tête un livre de divertissement, et c’est pour cela qu’il a affublé ses personnages de noms transparents, qui sont autant de clins d’œil : à Conan Doyle et au polar classique pour frère Guillaume de Baskerville, à Jorge Luis Borges et à ses Fictions (1944) pour Jorge de Burgos. Illustration : dès le début du film, une preuve humoristique de la capacité de déduction de l’esprit raisonneur de Guillaume de Baskerville est donnée par sa faculté à localiser dès son arrivée dans l’abbaye, où il n’est pourtant jamais venu, les toilettes, rien qu’après avoir observé l’attitude apaisée d’un moine sorti d’un local où il était allé d’abord s’engouffrer en courant… À la suite du roman de Umberto Eco, universitaire spécialiste de sémiotique, le film garde aussi quelques traces d’une réflexion sur les signes et sur les langues. Sur les langues d’abord, qu’on sent se mélanger dans l’abbaye : avec le latin, bien sûr, mais aussi le grec, et les langues qui colorent d’un accent particulier le parler des moines venus ici des quatre coins de l’Europe (Angleterre, Espagne, Allemagne, Italie, France), par exemple, pour l’autre bibliothécaire, le redoutable frère Malachie venu d’Allemagne. À l’extrême, il y a le cas du frère Salvatore qui les parle toutes, mais en un sabir mêlant des mots de tous les pays où il a erré avant de trouver refuge à l’abbaye. Réflexion sur les signes ensuite, avec ce rébus en alphabet zodiacal à déchiffrer pour pouvoir entrer dans la bibliothèque, ou cette inscription sur laquelle il faut appuyer pour actionner le mécanisme d’ouverture d’une porte, ou encore si l’on veut bien considérer le titre du film, dérivé d’une citation de Bernard de Cluny (12e siècle), le rappel de la capacité évocatrice d’un mot, et tout en même temps des limites du langage : "Stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus", c’est-à-dire "La rose des origines n’existe plus que par son nom, et nous n’en conservons plus que des noms vides".


 

Constatons aussi que l’œuvre témoigne d’un regard sans illusions sur le monde et les passions des hommes, présentées comme dérisoires. Dans le roman, les enjeux du débat à l’abbaye sur la pauvreté de Jésus et des apôtres sont si clairement exprimés qu’ils en deviennent acceptables, même pour un lecteur du 20e siècle, détaché des choses de la foi. C’est très différent dans le film : on est stupéfait d’apprendre finalement que la joute entre représentants du pape et Franciscains, qui a été dès le départ présentée comme capitale pour l’avenir de la chrétienté, a pour but réel de trancher la question suivante : "Le Christ possédait-il oui ou non le vêtement qui le vêtait ?"… Au bout de 87 minutes de film, cette annonce inattendue, qui arrive véritablement comme un cheveu sur la soupe, produit chez le spectateur contemporain un effet comique irrésistible. L’idée apparaissait déjà dans le livre : à l’image de la guerre de Troie (avec le rapt d’Hélène, l’affrontement entre Achille et Hector, ou entre Agamemnon et Priam) qu’évoque Umberto Eco, les passions du passé deviennent vite dérisoires, une fois éteintes. Malgré l’esprit rationnel de Guillaume de Baskerville, le monde apparaît dépourvu d’ordre et de raison.


 


 


 


 


 

Il reste à parler des acteurs, auxquels le film doit beaucoup de sa réussite. Tous convaincants, ils confèrent à leurs personnages une réelle humanité : Sean Connery (Guillaume) d’abord, dont c’est sûrement l’un des meilleurs rôles, plein d’intelligence et de malice, qui incarne avec subtilité un esprit libre, pratiquant l’observation rigoureuse des faits (avec lunettes et astrolabe) plutôt que se laisser guider par de folles rumeurs d’Antéchrist ; Christian Slater (Adso, son jeune novice), émotif et naïf, mais sincère et volontaire ; Michaël Lonsdale (le père abbé), attaché à son pouvoir et aux richesses matérielles (ces reliquaires qui encombrent la crypte de l’abbaye), mais faible et incapable d’imposer son autorité aux fanatiques qui ont pris le contrôle de son abbaye ; F. Murray Abraham (Bernardo Gui, magnifiquement doublé en français par la voix volontiers doucereuse de François Chaumette), qui terrifie tout le monde, en particulier l’abbé (qui l’observe avec crainte comme s’il voyait le Diable), et dont on apprend qu’il avait fait condamner auparavant un homme à être brûlé vif pour le seul fait d’avoir traduit un livre grec ; Ron Perlman (Salvatore) qui compose un bossu anciennement hérétique au jeu et au faciès inoubliables ; William Hickey (Ubertin de Casale, doublé par Henri Virlojeux), mystique et millénariste, fort proche de l’hérésie et à la sexualité plus qu’ambiguë. Il faudrait les citer tous, et donc souligner l’excellence du casting, ainsi que le travail des maquilleuses et maquilleurs, par exemple sur Volker Prechtel : Malachie de Hildesheim. Enfin la musique de James Horner contribue à amplifier l’atmosphère d’angoisse et de malaise ou, à l’inverse, le lyrisme qui accompagne certaines scènes du film.


 


 

Revoir Le Nom de la rose, malgré ses limites ? La réponse semble évidente…

Jean-Michel Ropars
Jeune Cinéma n°423, été 2023

1. Jean-Jacques Annaud parle de "palimpseste" du roman de Umberto Eco.

2. Le réalisateur a beaucoup élagué, en supprimant la plupart des nombreux passages en latin et des discussions philosophiques et théologiques qui agrémentent le livre.

3. Umberto Eco avait exploité le travail de collection de citations opérées par le romaniste allemand E. R. Curtius dans son Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter (1948) / La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, PUF, 1956, t. 2, excursus 4, pp. 187-216.

4. Un parallèle possible : la Radcliffe Camera, au centre d’Oxford, est une tour de forme circulaire, édifiée entre 1737 et 1749, qui sert aujourd’hui d’annexe à la Bodleian Library.

5. "J’étais fasciné par l’image d’un moine qui s’empoisonne en lisant un livre dans une bibliothèque", a écrit Umberto Eco à propos de la genèse de son roman.


Le Nom de la rose. Réal : Jean-Jacques Annaud ; sc : Gérard Brach, Alain Godard, Andrew Birkin & Howard Franklin, d’après Umbert Eco (1980) ; ph : Tonino Delli Colli ; mont : Jane Seitz ; déc : Dante Ferretti ; mu : James Horner. Int : Sean Connery, Christian Slater, Helmut Qualtinger, Elya Baskin, Michael Lonsdale, Volker Prechtel (Italie-France-Allemagne, 1986, 131 mn).



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