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Diógenes (2022)
de Leonardo Barbuy La Torre
publié le mercredi 13 mars 2024

par Anita Lindskog
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle du Festival du cinéma espagnol de Malaga 2023

Sortie le mercredi 13 mars 2024


 


Ce premier long métrage du réalisateur péruvien Leonardo Barbuy La Torre est à la fois un drame et une chronique familiale qui se transforme en un récit d’apprentissage. Oscillant entre fiction et documentaire, dans un somptueux noir et blanc, la caméra suit la vie quotidienne d’un père et de ses deux enfants, protégés par une meute de chiens. Et c’est sur la cérémonie de la crémation d’un des chiens de la famille que s’ouvre le film.

Diógenes, le père, est un peintre spécialisé dans la tradition ancestrale des Tablas de Sarhua (1) et travaille à la lueur de la bougie. Il vit modestement en pleine nature en élevant seul ses deux enfants, Sabina et Santiago. Tous trois sont coupés du monde dans une chaumière isolée au milieu des massifs montagneux dans la région d’Ayacucho, dans les Andes péruviennes. Le petit garçon, Santiago, comme tous les petits garçons de la campagne s’amuse à arracher les pattes des scarabées ou imite les chiens, tandis que sa sœur aînée, Sabina, lui raconte au creux de l’oreille des légendes indiennes de monstres.

La grande qualité du noir et blanc souligne cette vie rude, simple et dépouillée, comme dans la scène du repas où l’on aperçoit à peine les écuelles desquelles s’échappent des écharpes d’épaisse fumée. Les plans sur les visages à l’intérieur de la maison éclairée à la lampe à pétrole et à la bougie, sont d’une beauté époustouflante. Le père descend régulièrement au village et troque ses œuvres contre des denrées de première nécessité qu’il rapporte à la maison. Sabina, qui peu à peu s’affirme comme le véritable personnage principal, souhaiterait bien se rendre au village pour vendre les tablas, mais Diógenes refuse en lui présentant les habitants comme des loups, la jugeant trop innocente tel un agneau, et se qualifiant de chien sauvage qui la protège.

Quelques images du film nous plongent au sein de la communauté villageoise le jour où chacun a revêtu ses plus beaux atours pour une cérémonie. Cette incise visuelle marque le contraste entre la magnificence des costumes et la simplicité du quotidien, avec, pour référence, les photographies de Martin Chambi (2). Dans les montagnes péruviennes baignées par la culture quechua, beaucoup de personnes portent des noms grecs ou romains. Ainsi le film explore-t-il, la modernité du mythe de Diogène de Sinope le Grec, surnommé "le chien" ou "le cynique", qui vivait loin de la communauté des hommes (3).


 


 

Leonardo Barbuy La Torre évoque un rêve à l’origine de son projet, celui qu’il faisait enfant en regardant, depuis la maison de ses grands-parents dans la région de Lima, les petits ranchs et habitations sporadiques isolées dans les massifs. Plus tard il décrit un autre rêve dramatique dans une habitation. Ces visions, sortes de prémonitions dans la culture indienne, sont déterminantes pour la construction même du récit.


 


 

Ainsi, lorsque dans la maison de Diógenes, certains plans s’attardent sur les tablas, on discerne au milieu de paysans, des hommes masqués et armés et en particulier deux d’entre eux qui traînent une femme indienne par ses longues tresses. Comment ne pas y voir les traces de la mémoire de l’artiste ? En effet, cette communauté a été dévastée et violemment frappée, comme toute la région, par le conflit armé opposant l’armée au Sentier lumineux. Une guerre qui a fait près de 70 000 morts et 20 000 disparus au Pérou entre 1980 et 2000.


 


 


 

Le contexte historique de toute cette violence subie est de nature à expliquer la marginalité volontaire de Diógenes, son repli loin de la communauté et l’inscription du drame dans son histoire personnelle. La puissance et le mystère de la Nature sont au cœur du film : la montagne, les flancs dénudés et rocheux des Andes, les broussailles, ainsi que les grands eucalyptus qui ondulent sous le vent. Diógenes s’inscrit comme un bouleversant témoignage sur la transmission surgie du plus profond de la culture quechua.

Anita Lindskog
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Les Tablas de Sarhua sont des œuvres peintes sur de l’écorce d’agave qui racontent la vie quotidienne ou des faits extraordinaires qui se déroulent dans la communauté. Dans la culture quechua, ces planches appartiennent à une vaste tradition de la vision andine du monde : le qelqay et ont valeur "d’écrits" (avant les mots). Ils signifient littéralement "raconter la mémoire". Le tout est basé sur des dessins ou des volumes qui retracent la mémoire familiale, sociale, les événements ou les manifestations culturelles. La commune de Sarhua, dans la région d’Ayacucho, où a été tourné le film, est très emblématique de cette activité.

2. Martin Chambi (1891-1973) est l’un des photographes les plus importants du Pérou et l’un des pères de la photographie latino-américaine.

3. Le philosophe grec Diogène de Sinope (413-323, av. JC), contemporain de Alexandre le Grand (356-323 av. JC), appartenait à l’École cynique, qui prônait la liberté et le renoncement aux biens matériels, refusant les conventions sociales jugées artificielles.


Diógenes. Réal, sc, mu : Leonardo Barbuy La Torre ; ph : Mateo Guzmán ; mont : Juan Fernando Cañola ; cost : Andrea Martorellet. Int : Gisela Yupa, Cleiner Yupa, Jorge Pomacanchari (Pérou, 2022, 80 mn).



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