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Lettre (la) (2023)
de Jean-Louis Cros
publié le mercredi 27 mars 2024

par Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

Sortie le mercredi 27 mars 2024


 


Cécile est mariée, elle a 4 enfants, et vit dans un pavillon de banlieue. Tout va bien, jusqu’à ce qu’elle une vieille lettre écrite à un abbé par sa mère et jamais envoyée. La Lettre, sous titrée Voyage au pays d’avant #Me-too-2, commence par un gros plan sur un encrier et un porte-plume, et une voix off qui dit le texte de la lettre. La femme dit en substance que le corps des femmes n’appartient pas à l’Église. "Je suis celle qui a préféré accepter son devoir, ce qui me conduit à mettre au monde, dans un mois, son 9e enfant. Je ne crois pas que Dieu ait créé la femme dans le but exclusif d’en faire une boîte à ordure, un crachoir pour homme, une fabrique d’enfant à jet continu et ilimité".
Ça commence fort, c’est prometteur. Générique.


 

Le film se prolonge ensuite avec un dispositif assez complexe, parfois hasardeux, mais bien encadré par la narratrice : des séquences au présent en couleurs et parlantes - on va découvrir que cela se passe en Mai 68 -, des images-souvenirs muettes en couleurs dans un plus petit cadrage, et des images en noir et blanc supposées évoquer la vie intérieure de Cécile, le tout ponctué par des images et des sons d’époque, depuis la voix tremblotante de Pétain jusqu’à nos jours, la motocyclette qui "libère la femme" ou l’historique pub Dim bien connue.


 


 

C’est l’histoire d’une prise de conscience, Cécile, humble et soumise, confrontée à la déclaration de sa mère, finalement morte en couches à sa naissance, et à son propre chemin à elle, non-parcouru : rien n’a changé. On entre alors dans une famille intégriste, où on ne supporte la messe que dite en latin, où on s’occupe du bon Pasteur, où les discussions internes tournent en rond dans le cercle de la parole paroissiale.


 


 

La loi Neuwirth de décembre 1967 vient à peine de remplacer celle du 31 juillet 1920 qui réprimait la propagande anticonceptionnelle. Cécile, qui n’en a sans doute jamais entendu parler, est quand même moderne, qui utilise la méthode des températures. Mais sa vie sexuelle, avec Jean-Pascal, semble tabou et contrainte : pendant sa période de fertilité, elle dispose un bouquet de fleurs sur la table de nuit, à côté du lit conjugal, exquise délicatesse. Après, on imagine qu’il fait ce qu’il veut.
Les mots de la lettre de sa mère, les moutards qui chahutent et les tâches quotidiennes de la maison, le thermomètre chaque jour, et surtout la personne et le nom de l’abbé, qui est peut-être toujours vivant, qu’elle soupçonne même, un temps, d’avoir eu des relations interdites avec sa mère. En tout cas, il faut lui remettre la lettre d’il y a 30 ans - mais à qui demander, dans sa famille, où tous sont plus des calotins obstinés les uns que les autres -, tout cela occupe sa pensée à plein temps.


 


 


 

Un week-end, le mari ne rentre pas, bloqué par les grèves. Elle en profite pour reprendre contact avec le mouton noir de la famille, son frère Philippe qui se révèle être un soixante-huitard très actif, et qui occupe son institution comme tout le monde. Ce voyage à la ville lui permet de mesurer le désordre et de renifler les lacrymo, ce qui lui est plutôt désagréable, mais ne la perturbe pas beaucoup pour autant.


 


 


 

Quand Jean-Pascal rentre enfin à la maison, sans doute fidèle donc en état de manque comme tout mâle normalement constitué, il la viole sur la table de la cuisine. L’épisode va accélérer quelque chose qui ressemblera à une libération. À la fin du film, un carton précise le parcours juridique du viol conjugal, du "devoir conjugal" du Droit canon, il est devenu un délit en 1992, et un viol aggravé en 2006.


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Tout cela est pétri de bonnes attentions, et, à part quelques anachronismes (1), on ne peut pas reprocher grand chose, sur le fond, au sujet et à la démarche de Jean-Louis Cros. Sauf qu’il apparaît assez vite que le vrai sujet du film, avec ses lenteurs et les tergiversations de la voix off, n’est ni la soumission ni la libération d’une femme, ni le carton sur le viol conjugal qui fait figure de conclusion, comme s’il avait fallu trouver une chute convenable, et pas non plus le processus d’une prise de conscience comme on a pu le subodorer. Le sujet éclatant est un véritable attachement de Jean-Louis Cros pour cette femme captive et cadenassée.
Passons sur le fait qu’il s’attarde sur l’intimité physique de sa créature. Et force est d’en déduire une fascination, un peu poisseuse, à la limite de l’indécence, pour un univers féminin qu’il tente de s’approprier à travers le "cas" qu’il a choisi. On pense à la récurrence des images et des paroles de Cécile en chemise de nuit rose, sur son bidet rose dans sa salle de bain rose, ou à l’évocation parfaitement inutile de ses règles, qui tombent mal, en pleine manif.


 


 

Mais surtout, ce choix, en 2024, d’un personnage principal archaïque, situé à une extrémité radicale de la société, pose question. Il ne peut signifier qu’une seule chose, c’est un grand intérêt pour le milieu décrit. Et c’est bien l’effet produit : tout au long du film, on l’entend plaider pour Cécile, son entourage, ses interrogations, donc pour ce monde-là, pour lequel il fait preuve d’une grande complaisance, en insistant fort peu sur la partie mutation, et en expédiant d’une phrase la partie libération.


 


 

C’est d’autant plus curieux que Jean-Louis Cros a été, de 1966 à 1984, un critique de cinéma respecté à la revue Image et Son-La Revue du cinéma, dépendant de l’Union française des œuvres laïques d’éducation par l’image et le son (UFOLEIS). Son premier long métrage date de 1980 et il a réalisé depuis lors une quinzaine de films (2). Il est un cinéaste confidentiel qui travaille au pays, en circuit court avec zéro budget et des acteurs bénévoles. Mais il affirme être enfin heureux de son sort. Quoiqu’il en soit, la laïcité devait lui peser, car, dans l’évolution de sa filmographie, on discerne comme une tentation cléricale de sacristie, avec Mon curé est congolais (2013) et Fois (2018). Et surtout avec La Fraude. Voyage au pays d’avant #Me-too-1, sorti le 13 avril 2022, comme La Lettre, dans le cadre des Découvertes du Saint-André des Arts. L’héroïne y était Mathilde, la mère de Cécile, et son curé, dans le années 1930. Il semble que le projet de Jean-Louis Cros soit de réaliser une trilogie, et que le prochain film aura pour sujet la fille, dans les années 1990. Avec ou sans curé, il n’est pas sûr que nous nous aventurions sur des terres aussi exotiques.

Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

* Ce film appartient au programme Découvertes du Saint-André des arts.

1. Le jeune militant de la manif qu’elle croise a les cheveux longs. En 1968, les manifestants avaient encore les cheveux courts, seuls les beatnicks les portaient déjà longs. Elle porte une mini-robe. Les mini-jupes datent de 1966, mais les jeunes filles "de bonne famille" du 16e arrondissement, et à plus forte raison les banlieusardes catholiques, mettaient un point d’honneur à porter leurs jupes longues jusqu’aux genoux. Elle écrit en tenant son stylo comme les jeunes d’aujourd’hui. On ne sait pas trop quand les écoliers se sont mis à tenir leurs crayons avec 4 doigts, peut-être de peur qu’il ne s’envole à l’heure des sms.

2. Quelques oiseaux de proie de Jean-Louis Cros (1980). Il déclare : "Après le difficultés rencontrées pour la réalisation et le peu de succès rencontré, j’ai cessé pour un temps de songer au long-métrage". Cf. Entretien avec Jean-Pierre Bertin-Maghit, Image et Son. La Revue du Cinéma n°358, février 1981.


La Lettre. Voyage au pays d’avant #Me-too-2. Réal, sc, mont, déc : Jean-Louis Cros ; ph : Jean-Paul Faure & Loïk Cambon ; mu : Ferdinand Cros ; déc : J.-L .C., Jean-Pierre Bleys, Lucette Sègreville & Michel Gontié ; cost : Rachel Holliday. Int : Cécile : Anita Schultz-Moszkowski, Charles Calhanas, Didier Moreira, Ainhoa Vicente, Laurent Bazart, Sabine d’Halluin, Eva Hahn, Myriam Couet, Martin Collot, Romain Torres, Iris Minzy ; narratrice : Mariamina Ezouine (France, 2023, 85 mn).



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