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Squelette de Madame Morales (le) (1960)
de Rogelio A. Gonzalez
publié le mercredi 3 avril 2024

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°427-428, mars 2024

Sortie le mercredi 3 avril 2024


 


El esqueleto de la señora Morales de Rogelio A. González est l’adaptation mexicaine d’une nouvelle policière The Islington Mystery de Arthur Machen (1927), prétendument tirée d’un fait divers jamais élucidé. Les protagonistes en sont un couple formé d’un taxidermiste a priori doux et conciliant et de son épouse, une véritable harpie, affligée, il est vrai, d’une forte claudication. L’empailleur et la boiteuse, en somme. Un beau jour, celle-ci disparaît...


 

En 1958, ce récit, traduit en espagnol et publié dans l’Antologia de cuentos de terror y de misterio (1), tombe entre les mains de Luis Alcoriza, le scénariste attitré de Luis Buñuel durant sa période mexicaine. L’association Rogelio A. González, réalisateur de films populaires qui a touché à tous les genres (rancheras, rumberas, westerns, films de fantômes) et de Luis Alcoriza, tenant du cinéma d’auteur, va donner un résultat étonnant et détonnant qui enthousiasma à la fois foules et critiques. Pour ce qui est de l’influence buñuelienne, on notera la présence de Arturo de Córdova, l’interprète du paranoïaque dans El (1953), et la collaboration du musicien Raúl Lavista, qui avait composé la BO de Susana (1951) et de El bruto (1953). Ajoutons une charge féroce contre la religion, contre l’hypocrisie de la petite bourgeoisie, ainsi que la reprise d’un certain nombre d’obsessions surréalistes, comme le fétichisme du pied.


 


 

La mise en scène est très vive, riche en gags et en rebondissements jubilatoires. Le film met en valeur l’art de son chef opérateur, Victor Herrera, la mobilité de la caméra, les contre-plongées audacieuses, les merveilleux jeux d’ombre et de lumière. Le décor (le film a été presque entièrement tourné en studio) traduit l’enfermement des personnages. L’atelier du taxidermiste est poétique et inquiétant, le protagoniste officiant au milieu de cervidés naturalisés, sous le regard d’une seule créature vivante, un hibou grand-duc.


 


 

Le couple Morales, Pablo et Gloria, se déchire depuis seize ans. L’épouse vit cloîtrée dans sa chambre, entourée d’images pieuses et de crucifix. Elle ne fréquente que son confesseur et un petit cercle de dévots, auxquels elle se plaint de son époux. Elle ne cesse de montrer son dégoût pour la profession qu’il exerce et pour sa propre personne. Elle lui enjoint continuellement de "se passer les mains à l’alcool" avant de l’approcher. Elle repousse ses avances et l’empêche de savourer en paix le bon steak préparé par leur jolie servante. Autant dire que la chair et la viande sont prohibées au taxidermiste ! L’épouse, naturellement, est végétarienne.


 


 

Pablo se montre d’une louable patience. Il faut dire qu’il a contre lui deux adversaires de taille, des alliés inconditionnels de Gloria, représentant le sabre et le goupillon. Outre les remontrances du prêtre, qu’il endure avec esprit, le malheureux doit subir les menaces voilées de son beau-frère dont le spectateur entrevoit le revolver enfoncé dans la ceinture du pantalon. Pablo est, en apparence du moins, d’un caractère jovial et sociable ; il aime les enfants et les chiens ; il est aimable avec sa clientèle et partage volontiers une bière avec les artisans de son quartier. Est abordé un jour, sur le mode de la conversation de bistro, la question du crime parfait. Pablo prétend dans l’hilarité générale qu’il se fait fort d’un perpétrer un…


 


 

Une pomme de discorde entre les deux époux justifie son passage à l’acte et le changement de registre du film. Pablo économisait depuis deux années de quoi acquérir un appareil photo dernier cri. Gloria ayant trouvé ce pactole caché dans la gueule du jaguar décide d’en faire don à l’Église "pour restaurer l’autel de Sainte Rita". C’est sans compter avec la détermination de Pablo qui déjoue ce plan et récupère son épargne. À peine Gloria voit-elle le coûteux appareil, signe de sa défaite, entre les mains de son époux que, saisie de fureur, elle le jette à terre et le piétine. Pablo devient alors un autre homme. Il agit froidement, méthodiquement. Il verse dans le cocktail alcoolisé qui constitue le petit déjeuner de son épouse de quoi lui clouer définitivement le bec. Puis muni de ses instruments, il traite le cadavre de celle-ci dans les règles de l’art. Enfin, tel Landru, il brûle vêtements, chair et viscères dans le poêle de son atelier. Il fait alors face au squelette de Gloria, lui caresse les os, s’adresse à elle tendrement. La séquence s’achève par un énorme éclat de rire.


 


 

Malgré ses aspects réalistes, le film est grandguignolesque, en raison de son humour noir, pour ne pas dire macabre, et de la folie du protagoniste, chez qui la nécrophilie le partage à l’érotisme. La frustration, ou quelque autre obscure pulsion, explique le féminicide. L’épisode de l’appareil 24 x 36 peut aider à l’interprétation. Plutôt que vers Freud, nous pourrions nous tourner vers la "psychanalyse des arts plastiques", telle que définie par André Bazin dans son Ontologie de l’image photographique. Pablo n’est pas seulement un assassin psychopathe : c’est la figure paradoxale de l’artisan-artiste qui a pour objet de perpétuer la beauté et de lutter contre sa disparition. Sa démarche participe des rites funéraires les plus archaïques dont la photographie et le cinéma prennent en charge artifice et magie.

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°427-428, mars 2024

1. Juan J. López Ibor, Antología de cuentos de misterio y terror. I-II, préface, notes et sélection de l’auteur, Barcelone, Editorial Labor, 1958.


Le Squelette de Madame Morales (El esqueleto de la señora Morales). Réal : Rogelio A. Gonzalez ; sc : Luis Alcoriza, d’après une nouvelle de Arthur Machen ; ph : Victor Herrera ; mont : Jorge Busto ; mu : Raul Lavista. Int : Arturo de Cordova, Amparo Rivelles, Elda Peralta, Rosenda Monteros (Mexique, 1960, 97 mn).



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