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Kwan, Stanley (né en 1957) (e)
Entretien avec Olivier Varlet
publié le mercredi 10 avril 2024

Rencontre avec Stanley Kwan (2002)
à propos de Lan Yu

Jeune Cinéma n°274, mars-avril 2002


 


Jeune Cinéma : Le personnage de Chen Handong est partagé entre sa volonté et ses sentiments. Pour vous, représentent-ils des forces antagonistes ? Et quel est le rôle de leur affrontement ?

Stanley Kwan : Chen Handong n’assume pas complètement son homosexualité, c’est pourquoi il n’ose pas exprimer ses sentiments. Il se considère d’ailleurs plus comme un bisexuel que comme un homosexuel, ce qui l’empêche de vivre réellement. Et puis il a une position sociale, une famille, un travail, et il se sent obligé de respecter les conventions. Il lui faut se marier, afin d’avoir une femme à ses côtés. Au début, sa relation avec Lan Yu n’est qu’une histoire d’argent, une relation de client à prostitué : il le paye. Il ne tombe pas tout de suite amoureux de Lan Yu, ce n’est que petit à petit que ses sentiments s’imposent, et il entre difficilement dans cette histoire. Mais il accomplit un acte décisif quand il s’installe avec lui, car il pensait réellement se marier. Et c’est à travers l’argent qu’il exprime ses sentiments, en lui offrant une voiture et une maison.


 

J.C. : Le film est construit à partir des souvenirs de Chen Handong, et la notion du temps s’estompe. Si ce n’est pas la chronologie qui structure réellement le récit, qu’est-ce ?

S.K. : Le roman dont est adapté Lan Yu s’étend sur dix ans, mais il est très mélodramatique. Pour l’adapter, il a fallu enlever les éléments trop dépendants du genre. Les ellipses sont importantes pour ne pas raconter l’histoire complètement, mais ce qui m’a intéressé, ce sont les sentiments qui lient les personnages durant ces dix années. C’est ce qui construit le récit.

J.C. : Mais n’est-ce pas, aussi, une manière de ne pas s’engager, de rester maître de la situation ?

S.K. : Je ne crois pas que Chen Handong soit quelqu’un d’aussi compliqué. Il est très simple et il fait les choses simplement. S’il avait été plus complexe, je pense qu’il aurait exprimé plus de sentiments à Lan Yu dès le départ.


 

J.C. : L’homosexualité des personnages est au centre du film, et pourtant cela ne semble pas être un thème qui vous intéresse en soi. Pourquoi ce choix ?

S.K. : Je suis homosexuel, et, quand j’étais jeune, j’étais élève d’une école chrétienne, à Hong Kong. J’éprouvais alors un grand sentiment de culpabilité, mais maintenant je l’ai dépassé. Et je me sens désormais capable de raconter une histoire d’amour homosexuelle simplement comme une histoire d’amour, sans faire un guide du genre "Comment vivre son homosexualité, Comment la révéler, Comment lutter contre l’homophobie"... C’est juste une question d’amour. D’ailleurs il importe peu que les protagonistes soient homosexuels, car le sentiment d’amour et ses mécanismes sont les mêmes quelle que soit l’orientation sexuelle, et je pense que mon film peut très bien s’adresser aux hétérosexuels.


 

J.C. : Quelle différence cela fait-il, pour un habitant de Hong Kong, de tourner ce film en Chine ?

S.K. : Quand on m’a proposé de faire l’adaptation de ce livre dont l’action se déroule à Pékin, mon producteur m’a demandé s’il n’était pas possible de le tourner à Hong Kong ou Taïwan car il savait qu’il y aurait des problèmes à le tourner sur le continent. Mais le contexte social et le contexte culturel interfèrent dans l’histoire d’amour et il était indispensable de situer le film à Pékin pour rendre compte d’événements comme ceux de la place Tien An Men. C’est d’ailleurs cet événement qui marque une évolution dans le comportement de Chen Handong : jusque-là il ne considérait sa relation avec Lan Yu que comme une histoire d’argent. Mais cette menace lui permet de se rendre compte qu’il s’est véritablement attaché à lui. Cela lui sert de révélateur.


 

J.C. : Vous dites avoir voulu simplifier l’histoire ou maximum, en revanche la mise en scène est souvent assez sophistiquée. Ainsi elle affectionne les jeux de miroirs, que permettent-ils de révéler qui autrement resterait invisible ?

S.K. : Je ne saurais pas dire pourquoi dans tous mes films il y a des miroirs, je n’en vois pas de raison particulière. Un miroir, c’est juste un reflet, ce n’est pas vrai. Mais si je filme des choses de la vie, je veux aussi les rendre plus grandes que la vie, larger than life. Ce que l’on vit, les souvenirs de chacun, sont tous différents, mais je veux les mettre dans mes films et, pour cela, il faut que je les rende plus larges pour que chacun puisse les comprendre, les voir, éprouver un sentiment en les voyant. Mais il ne faut pas non plus que cet effet soit trop théâtral, sinon on perd l’histoire.


 

J.C. : La séquence méditative qui clôt le film semble être une invitation faite au spectateur pour qu’il s’interroge lui-même. Quelles questions vouliez-vous qu’il se pose ?

S.K. : C’est au spectateur de voir. C’est très libre, chacun voit cette scène suivant son angle propre, c’est ouvert. À Los Angeles, après la projection du film, une femme m’a dit que pendant cette séquence elle s’était rappelé d’une histoire d’amour qu’elle avait vécue avec sa compagne, leur vie commune pendant dix ans, de leur rencontre à leur séparation.

J.C. : Dans cette scène, on voit des fragments de la ville qui se succèdent. C’est comme si, brusquement, la pellicule se mettait à défiler plus lentement et que les photo-grammes devenaient visibles. Ne serait-ce pas une métaphore du cinéma ? Comme, de plus, le personnage de Chen Handong, au début du film en tout cas, est effrayé par ses sentiments et n’est pas réellement dans la vie, mais dans un jeu d’image (sociale), on peut voir, dans cette scène, une invitation au spectateur à vivre sa vie et se débarrasser des images, ou en tout cas de s’en distancier.


 

S.K. : Pourquoi pas, c’est votre vision. Pour moi, c’est plutôt que quand on est amoureux de quelqu’un et qu’il nous quitte, ou qu’on le perd, il faut continuer à vivre, même si des images nous hantent parfois. Mais le dernier plan est vraiment ouvert, il n’a pas de sens par lui-même, chacun peut y mettre son âme. La première fois que j’ai vu le film au montage, cette séquence m’a évoqué la rencontre entre Lan Yu et Chen Handong, la seconde fois j’y ai projeté mon histoire personnelle, et la troisième fois, je n’y ai plus rien vu du tout.
Pour chacun de mes films, j’espère que chaque spectateur le verra différemment, à sa manière, qu’il comblera lui-même les ellipses temporelles et les interprétera comme cela lui convient. Quand je me souviens d’un film, en général, ce n’est pas l’histoire linéaire qui m’a marqué, mais une séquence, un personnage, un sentiment que j’ai ressenti, jamais la structure générale du film. L’histoire, ce n’est pas le principal.

J.C. : Y a-t-il une question non posée à laquelle vous voudriez répondre ?

S.K. : C’est un film où les personnages sont homosexuels, mais ce n’est pas un film militant. J’espère, en ayant fait un témoignage personnel, avoir pu partager des sentiments avec le spectateur.

Propos recueillis par Olivier Varlet
Paris, le 22 février 2002
Jeune Cinéma n°274, mars-avril 2002

* Cf. Histoire d’hommes à Pékin, Jeune Cinéma n°274, mars-avril 2002.


Histoire d’hommes à Pékin (Lán Yǔ). Réal : Stanley Kwan ; sc : Jimmy Ngai d’après Beijing Story de Beijing Comrade ; ph : Yang Tao ; mont, déc : William Chang ; mu : Zhang Yadong. Int : Ye Liu, Jun Hu, Huatong Li, Shuang Li, Fang Lu, Jin Su, Shaohua Zhang, Yongning Zhang (Chine, 2001, 86 mn).



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