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Aloïse (1975)
de Liliane de Kermadec
publié le mercredi 8 mai 2024

La folie créatrice d’Aloïse
par Monique Portal
Jeune Cinéma n°87, mai-juin 1975

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1975

Sorties les mercredis 2 avril 1975 et 8 mai 2024


 


Aloïse, film réalisé par Liliane de Kermadec, retrace l’histoire d’une vie. Des premières images, celles de la tendre enfance dans la chaleur d’un lit, jusqu’à la dernière vision, celle d’un compte rendu médical se terminant brutalement sur le diagnostic de démence précoce, on voit se dérouler le destin de Aloïse Porraz. Cette jeune femme fut internée à la suite de manifestations de folie. C’est alors qu’elle commença à peindre, et ses œuvres ont été exposées à Lausanne. Tout cela nous est conté avec une pureté linéaire, qui pourrait passer pour de la froideur. Et pourtant, derrière une écriture fine et objective, se cache une bouleversante sensibilité. Quelle est la signification de ce film qui a pour titre un simple prénom, et qui, par là-même, reste chargé de mystère ? S’agit-il de montrer le processus de la folie, ou celui de la création artistique ? Il semble que trois thèmes essentiels nous aident à répondre à ces questions.


 


 

Il y a d’abord le thème du bonheur inaccessible. Aloïse enfant a le désir de tout posséder : elle voudrait avoir toutes les voyelles dans son prénom, elle rêve de musique et surtout de chant. Et ces rêves refoulés contrastent avec une réalité triste et médiocre. Une des grandes qualités de l’œuvre de Liliane de Kermadec est l’absence de prétention à toute explication, à toute démonstration. Un simple récit nous est fait, avec une sobriété déroutante il est vrai, car peu habituelle. C’est pourtant cette sobriété même qui nous permet d’entrer dans la tragédie d’Aloïse, qui a tout manqué. Elle refuse l’amour que veut lui donner un jeune ingénieur venu de Grèce. Et la scène se déroule dans une barque, avec pour tout arrière-plan les eaux du lac Léman, dans l’atmosphère un peu brumeuse de la chaleur de l’été. Aloïse est plus seule que jamais.


 


 

Plus tard cependant elle paraît trouver au moins un refuge, lorsqu’elle devient institutrice chez le chapelain du Kaiser à Berlin, à la veille de la Première Guerre mondiale. Quelques images peintes avec beaucoup de tendresse nous font un peu rêver au bonheur : des fillettes en robes blanches qui jouent au bord de l’eau, la jeune femme étendue sur l’herbe, le cadre rassurant d’une demeure confortable. Mais lorsqu’il faut rentrer à Lausanne, à cause de la guerre, Aloïse refuse de quitter sa chambre. Elle a peur de retrouver la vie...


 


 

Vient ensuite un thème que l’on pourrait appeler l’entrée dans la folie, c’est-à-dire la rupture avec les autres. Car le schizophrène, comme le dit Ronald Laing, est un être malheureux, un être au cœur brisé. Et la société rejette ceux qui n’ont pas su s’adapter à elle ni échapper à la suprême aliénation, celle de la "normalité". Un discours contre la guerre, une crise de violence, et la frontière est franchie. La vie d’Aloïse se déroulera désormais dans un lugubre hôpital psychiatrique. La cinéaste a refusé toute concession à la facilité. Il ne s’agit pas d’ailleurs de dénoncer d’une façon spectaculaire des méthodes dangereuses ou dérisoires. La caméra reste braquée sur un être emprisonné dans un univers sans couleurs, en proie à la solitude. Delphine Seyrig incarne admirablement cette femme aux gestes cassés (comme l’ont été ses rêves).


 


 

Mais enfin se produit la libération, ou plutôt le "voyage" à travers la folie. Aloïse un jour s’est mise à dessiner et à écrire. Elle a jeté sur le papier ses rêves et ses désirs. Eros a été "mis en bouteille" comme elle le dit, alors elle peint des femmes aux formes épanouies, des fleurs éclatantes aux corolles ouvertes. Et elle chante avec une voix merveilleuse (ou elle imagine qu’elle chante, peu importe). Les murs gris de l’asile sont tombés. Elle a trouvé son univers. Sa démarche est devenue légère, ses gestes sont plus doux. Pourrait-elle alors revivre dans le monde qui l’a rejetée, et qu’un jour elle a refusé ?


 


 

Elle ne sort qu’une fois de l’hôpital, très âgée, pour voir l’exposition de ses œuvres. Mais elle est étrangère à l’univers contemporain et elle reconnaît à peine ses tableaux. Là encore, pas d’explications prétentieuses sur la création artistique. Liliane de Kermadec promène simplement la caméra sur les dessins de l’exposition : Aloïse est son œuvre et sa liberté conquise. Combien nous semblent vains les commentaires psychanalytiques du professeur qui pontifie devant ses étudiants, dans une quelconque Faculté où l’on déverse un savoir officiel. Aloïse mourra à l’hôpital. À temps peut-être, avant d’être "récupérée". On voulait lui apprendre à signer ses tableaux, la faire rentrer dans les normes de notre monde.


 


 

Aloïse est un beau film, fruit d’une collaboration entre une actrice et une cinéaste de talent. C’est tout simplement, et tragiquement, l’histoire du bonheur volé par la société. C’est aussi, au rythme d’une vie, l’histoire d’une lente et discrète répression, à une époque où une femme comme Aloïse Porraz ne pouvait mener qu’un combat solitaire. Mais elle au moins s’est échappée dans la folie et dans l’univers de ses créatures de papier et de crayon. Combien d’autres Aloïse sont mortes dans l’ombre à l’issue d’une existence sans couleurs et sans joie ?

Monique Portal
Jeune Cinéma n°87, mai-juin 1975

*Cf. aussi "Entretien avec Liliane de Kermadec", Jeune Cinéma n°87, mai-juin 1975.


Aloïse. Réal : Liliane de Kermadec ; sc : L.de K. & André Téchiné ; ph : Jean Penzer ; mont : Claudine Merlin ; déc : Michel Farge ; cost : Christian Gasc. Int : Isabelle Huppert, Delphine Seyrig, Marc Eyraud, Michael Lonsdale, Monique Lejeune, Julien Guiomar, Roger Blin, Jacques Debary, Roland Dubillard, Jacques Weber, Nita Klein, Hans Verner, Alice Reichen, François Chatelet, Fernand Guiot, Pascale de Boysson, José-Maria Flotats, Jeanne Hardeyn, Caroline Huppert (France, 1975, 115 mn).



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