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Homme qui venait d’ailleurs (l’) (1976)
de Nicolas Roeg
publié le mardi 7 avril 2015

Du livre au film
par René Prédal
Jeune Cinéma n°105, septembre-octobre 1977

Sélection officielle à la Berlinale 1976

Sorties les mercredis 6 juillet 1977 et 8 avril 2015


 


Adapté d’un roman de Walter Tevis (1), The Man Who Fell to Earth, le film de Nicolas Roeg emprunte son point de départ à la science-fiction : Tommy Newton est un Anthéen envoyé sur la Terre pour élaborer une réflexion sur le destin de l’humanité et l’essence même de la civilisation occidentale.
Sur le monde d’où vient Tommy, le film est avare d’explications. On retient qu’il a été ravagé par cinq guerres nucléaires et n’abrite plus que 300 créatures errantes à la recherche d’eau, de pétrole, et de toute autre ressource naturelle. Le cinéaste n’évoque Anthéa que par quelques flashs rapides montrant la maison de Tommy, sa femme et ses enfants, dans un état de plus en plus dramatique à mesure que la mission se prolonge. Triangle brun perdu dans une étendue de sable gris, avec lequel se confondent les combinaisons des habitants, la maison est bientôt ravagée par le vent, qui finit par arracher les tentes, tendues comme des voiles.


 


 

En fait, L’Homme qui venait d’ailleurs désamorce le rêve du grand départ vers un ailleurs libérateur. Car le voyage de Newton croyant sauver à la fois Anthéa et la Terre, débouche finalement sur la prison de la médiocrité. Vis-à-vis du visiteur, les Terriens ne se montreront même pas agressifs, se contentant de nier sa différence et de l’englober dans la sinistre humanité. Donnant à l’extra-terrestre les vices des hommes (Tommy boit de plus en plus d’alcool alors qu’il était venu chercher de l’eau), ils réduiront ses facultés aux normes habituelles, pratiquant le classique nivellement par la base des sociétés qui se méfient de l’intelligence.


 


 

Le film souligne également la pitoyable indifférence au merveilleux que symbolisent "la chute d’Icare", ainsi que le poème de W.H. Auden relatif au tableau de Brueghel, accroché dans le salon du professeur Bryce :

Le navire luxueux et élégant,
Qui devait avoir vu
Quelque chose d’étonnant,
Un garçon tombant du ciel,
Avait une destination
Et reprit majestueusement sa route.

La Terre, en effet, ne sera pas sauvée, et l’Anthéen finira par devenir un vieil Américain alcoolique, aveugle et milliardaire, désormais incapable de peser sur le devenir de cette planète sur laquelle il avait accosté cinq ans auparavant.


 

Ce voyageur de la dernière chance a été envoyé sur Terre par les siens, un peu comme un naufragé jette une bouteille à la mer, et Anthéa n’a pu réunir que le carburant nécessaire à l’aller-simple d’un monoplace. L’Anthéen avait d’abord étudié la civilisation américaine au travers des programmes télévisés captés depuis sa lointaine planète. Aussi, arrivé à Haneyville, il n’a de cesse de continuer à voir tous les programmes à la fois, afin de tenter d’éliminer les fâcheux "décalages" causés par les insuffisances de ce qu’il avait compris de loin. Incapable de s’initier aux arts, et ne comprenant pas la musique, Tommy ne peut retenir que les paroles des chansons. Il est également surpris par le mode de vie de la classe moyenne, pratiquement jamais représentée à la télé qui déforme et stylise le réel.


 

Du livre au film

Alors que Walter Tevis avait opté, dans le roman, pour l’optique terrienne, en accumulant les détails naturalistes, Nicolas Roeg adopte, au contraire, le regard de l’étranger, en décantant au maximum l’accessoire. Il gomme les nombreuse précisions matérielles, comme par exemple la description des nourritures convenant à l’extra-terrestre, pour concentrer l’attention du spectateur sur un ou deux exemples caractéristiques, comme la soif de verres d’eau ou l’allergie à l’ascenseur. Il renonce au "naturel" de la télé, ramasse les dialogues, et dessine à peine les personnages secondaires. Il atteint ainsi l’essentiel par une mise en scène à la précision digne de Fritz Lang. Il renonce aussi à toute digression, pour garder constamment le point sur Tommy Newton. Les acteurs sont donc peu nombreux. Ainsi Tommy n’est en contact qu’avec Mary Lou, le professeur Bryce et son chauffeur, le secrétaire-gorille étant supprimés, et le congrès des chimistes à Chicago éliminé. Quant au professeur Bryce, il ne dispute plus, comme dans le livre, la vedette à Tommy Newton.


 

Dans le roman, l’existence de Bryce est montrée par Walter Tevis en chapitres parallèles. Dans le film, Bryce n’intervient qu’en plans très courts. Le solitaire du roman est d’ailleurs devenu un joyeux sauteur de jouvencelles, sans doute pour opposer son élan vital un peu vulgaire à l’ascétisme maladif de Newton, et pour mieux faire ressortir son changement d’attitude, lorsqu’il se met à travailler pour la World Corporation, consacrant désormais sa vie à la science.


 


 

Dans le livre, Bryce soupçonne en outre assez vite l’origine extra-terrestre de Tommy, avant de tenter de la radiographier lors de leur première entrevue. C’est à lui que Newton explique sa vraie nature. Dans le film, c’est à Mary Lou qu’il la révèle, dans une des plus belles séquences du film. Abandonnant son étrange déguisement (visage d’éphèbe imberbe, cheveux rougeoyant, chapeau aux larges bords), Tommy lui apparaît brutalement sans sa perruque, ses verres de contact, ses ongles en plastique, ses lobes d’oreille artificiels et son teint de terrien. La jeune femme est terrorisée - elle surmontera bientôt sa peur pour tenter à nouveau le contact.


 


 

Nicolas Roeg n’a pas inventé la scène, mais, alors que chez Walter Tevis, Tommy se "démaquillait" en secret, il lui confère une autre portée en lui donnant une spectatrice particulièrement sensible puisqu’amoureuse. Le personnage féminin a en effet subi, du livre au film, une modification radicale : la Betty assez vulgaire du roman (gouvernante alcoolique de quarante ans) s’est muée en une jeune beauté, qui deviendra, bien entendu, la maîtresse du héros. Amour (de Mary Lou) et amitié (de Bryce) auront ainsi éclairé la triste expérience humaine de Newton. Conservant les ellipses de Walter Tevis (entre la vente de la première bague et la visite à l’avocat, bien des mois ont passé), Nicolas Roeg reconstitue un temps filmique éclaté en micro-séances juxtaposées, dont la succession laisse la durée s’établir en une chronologie irrégulière. De même, le montage parallèle avec la vie du professeur Bryce décuple l’espace tout en accentuant encore le morcellement du temps de la narration. Il faut ajouter à cette structure originale, les inserts d’Anthéa qui sont d’une autre époque et d’un autre lieu.


 

Le langage subtil de Nicolas Roeg, jouant formellement sur le temps et l’espace, dépasse ainsi l’apparence naturaliste du récit, pour donner à la fable son essence de science-fiction. La bande sonore, en contrepoint, utilise un grand nombre de musiques agressivement disharmoniques, accompagnant de manière habituelle les événements les plus quotidiens de la vie.
C’est d’ailleurs une idée musicale (le disque dédié à son épouse) qui représente la seule note d’espoir d’un finale particulièrement désabusé. Arrêté comme "étranger" au moment où il va s’envoler vers Anthéa, dans une scène qui s’annonce spectaculaire (préparatifs de départ, foule, médias) avant d’être brusquement désamorcée (l’arrestation n’est pas montrée), Newton est soumis à une série de tests et interrogatoires curieux, dont le mystère et les incohérences traduisent les oppositions CIA-FBI.


 

Cette fin évoque alors tout à la fois Orange mécanique (les médecins retirant les mamelons postiches ou faisant sauter ses verres de contact), L’Année dernière à Marienbad, ou la fin de 2001 Odyssée de l’espace (l’enfilade des salons rococo), (2) et enfin la peinture hyperréaliste (la salle de ping-pong tapissée d’un papier représentant un sous-bois automnal avec des feuilles mortes sur le sol).
Transcendant le formalisme baroque, le film s’achève sur l’image ambiguë d’un Samson vaincu ou d’un Œdipe aveuglé, qui aurait accepté sa défaite, le surhomme se résignant à assumer la banalité bornée de la condition humaine.

René Prédal
Jeune Cinéma n°105, septembre-octobre 1977

1. Walter Tevis (1928-1984) ; The Man Who Fell to Earth New York, Gold Medal Books, 1963) ; L’Homme tombé du ciel, traduction de Nicole Tisserand, Paris, Denoël, Présence du futur n°171, 1973 ; réédition Paris, Gallimard, 2004.

2. Orange mécanique (A Clockwork Orange) de Stanley Kubrick (1971).
L’Année dernière à Marienbad de Alain Resnais (1961).
2001, l’Odyssée de l’espace (A Space Odyssey) de Stanley Kubrick (1968).


L’Homme qui venait d’ailleurs (The Man Who Fell to Earth). Réal : Nicolas Roeg ; sc : Paul Mayersberg ; mu : John Philipps & Stomu Yamashta ; ph : Anthony B. Richmond ; mont : Graeme Clifford. Int : David Bowie, Rip Torn, Candy Clark, Buck Henry, Bernie Casez (Grande-Bretagne, 1976, 139 mn).



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