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Une histoire birmane (2014)
de Alain Mazars
publié le mercredi 25 novembre 2015

par Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

Sortie le mercredi 25 novembre 2015


 

Orwell, c’est à nous. Burmese Days (1) son premier roman, c’est à nous. L’année 1934, c’est à nous. La Birmanie, c’est à nous. Pagan sans touristes, c’est à nous (2).
Alors, forcément, c’est avec précaution qu’on va voir ce que raconte Alain Mazars de nos possessions.

Appropriation indue ?
Les nuances sont infimes, d’un dégradé subtil, entre les vécus des colons d’autrefois, des coopérants de la mi-temps, des expat’ d’aujourd’hui, comme de celui des divers "Asiates" (sens de Jean Hougron, imagerie de Duras).

La sueur, l’ennui, l’alcool et la ganja, les margouillats et les geckos, les aboiements des chiens sauvages, les passions torrides des huis clos, un sentiment différent de la mère-patrie et des hiérarchies sociales même chez les meilleurs, et naturellement, l’appât du gain, tout ça perdure, comme le plus petit dénominateur commun des exilés volontaires en zones à climats chauds et humides, plus généralement de l’Asie.
Des déracinés ? C’est où les racines d’un humain, à part la Terre ?

En réalité, d’étranges diffusions se perpétuent entre "voyageurs étrangers" d’une génération à l’autre, mais aussi entre "étrangers" et "indigènes" dans la longue durée.
Seuls l’ignorent ceux qui n’ont jamais vraiment "voyagé", comme Ulysse, ou comme peut-être Valery Larbaud.


 


 


 

Le film de Mazars n’est pas une adaptation du livre de Orwell, on respire, ce n’est pas une expropriation. Il ne nous prend rien de nos possessions aussi imaginaires qu’illégitimes.
Au contraire, il les nourrit et les amplifie.
Ce n’est pas non plus tout à fait un documentaire.

C’est comme une recherche du temps perdu dans le passé-Birmanie, et retrouvé dans le présent-Myanmar, avec, comme sherpa, le sergent Orwell, ses lieux, ses livres, ses personnages.
C’est comme une méditation sur les miroirs à traverser entre réel et imaginaire, avec, comme phares et balises, des revenants qui parlent birman : Winston Smith, Julia sa douce et leur Big Brother, ou John Flory, le Dr Veraswamy et leur U Po Kyin.


 

Entre 1922 et 1927, Orwell vécut et travailla dans la Birmanie de l’Empire britannique, finalement assez tranquillement dans une période troublée (3), affecté à Mandalay et Katha (où il eut une maison à lui) au Nord, à Myaungmya et Twate au Sud, près de Rangoon, jamais à Rangoon même. Il en revint différent et "devint" alors ce qu’il était. "Le fonctionnaire maintient le Birman à terre pendant que l’homme d’affaires lui fait les poches", écrivit-il. (1)

Aujourd’hui, Orwell est partout, devenu immortel si jeune, dans nos références et dans ce film, et c’est comme si, grâce à lui, la Birmanie avait atteint le stade allégorique de tous les impérialismes / totalitarismes.

On a dit beaucoup de choses sur ce film : "Pour apprécier le film, il faut connaître Orwell" ; "Mazars n’est pas Rithy Panh" ; "C’est mieux que son film précédent, Phipop (2005), sur le Laos". Etc.

Orwell écrivit aussi : "Nous ne civilisons pas les Birmans : nous ne faisons que les contaminer". (1)
Maintenant que les Empires se sont effondrés, que nous n’en finissons pas de refouler leurs séquelles tant elles nous étonnent, on peut affirmer que les inverses sont vrais aussi. Les Birmans (ou tous les autres) nous civilisaient et nous contaminaient. Et c’était bien ainsi. Mazars, qui ausculte l’Asie du Sud-Est, ne nous dit pas autre chose.

Dans cette dérive du 21e siècle, dans ces images et ces visages de maintenant, on reconnaît les reflets des mondes du siècle précédent, leurs traces dans la mémoire, leur actualité : les étudiants en longyi, entassés sur les banquettes en bois du train étroit de Rangoon à Mandalay, la descente du fleuve Irrawaddy dans le bateau avec une seule cabine parfaitement vide et si froide (la "1ère classe"), cabotant d’une berge à l’autre toute une nuit jusqu’à Pagan, tous les massacres hasardeux du Triangle d’or, le Strand à Rangoon où on pouvait se baffrer de langouste, les dictatures d’avant et celles d’après.


 


 

On reconnaît aussi tous les fantômes qui peuplent toutes les Asies, des zones grises du Bardo aux autels des ancêtres, cet immense et doux invisible qui manque tant à l’Occident.

Et ça, tout le monde peut le percevoir, même s’il ne connaît pas Orwell. (4)

Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

1. George Orwell, Une histoire birmane (Burmese Days), Londres, 1934 ; New York, Harper Collins, 1935 ; Paris, Nagel, 1946 (sous le titre Tragédie birmane ; Paris, Champ libre, 1984. Traduit en birman.

2. Pas seulement la vraie Pagan, mais aussi celle du Kaspar Hauser de Werner Herzog (1974). Qui a jamais su que sa vision en pâles couleurs, c’est un panoramique tremblé des 360° de Pagan ?

3. Après trois guerres, la reine Victoria a reçu la Birmanie en cadeau de Nouvel An, le 1er janvier 1886, dans le cadre du "Raj britannique". La Birmanie quitta le Commonwealth le 4 janvier 1948.

4. Le Journal (1938-1942) de George Orwell est en lecture intégrale sur Internet.

Une histoire birmane. Réal, ph, mont : Alain Mazars ; mu Jessica Mazars. Avec Soe Myat Thu (Winston), Thila Min (O’Brien), U Win Tin (Goldstein). (France, 92 mn). Documentaire.

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