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Jasset, Victorin-Hippolyte (1862-1913)
Une vie, une œuvre
publié le jeudi 3 décembre 2015

Josette et Victorin
Puissances du cinéma retrouvé

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n° 333-334, automne 2010


 


L’édition 2010 de Il Cinema ritrovato (26 juin-3 juillet 2010), affichait, cette année encore, un programme de choix capable de réjouir l’habituelle cohorte des amateurs venus des quatre coins de la planète se regrouper aux portes de la Cineteca comunale di Bologna.

Le jeune Ford des origines, Stanley Donen, Albert Capellani (en une quarantaine de titres, courts et longs, qui justifiaient l’importance à lui accordée par les historiens), les films de 1910, l’Europe des années 1945-1948, les dernières raretés retrouvées et restaurées - chacun pouvait, passant d’une salle à l’autre, composer son menu. Menu aussi copieux et roboratif que d’habitude, à condition de supporter les onze heures de projection quotidiennes.

Victorin Jasset ne figurait pas parmi les têtes d’affiche. Il fallait repérer ses titres au cœur de la section Donne avventurose nel cinema muto - déjà tout un programme… -, dans le chapitre A sangue freddo : Josette Andriot. (Les aventurières du cinéma muet / De sang froid : Josette Andriot). Quatre films signés Victorin Jasset, c’était là bien plus que nous n’en avions vus en plusieurs décennies, faute d’avoir pu suivre, à la Cinémathèque de Bercy, l’hommage au centenaire de la société Éclair de juin 2007, qui en programma quelques-uns. Et la confirmation d’une actrice étonnante. La fête était complète.

Victorin Jasset n’était donc pour nous qu’un nom, et même si Mon Ciné proclamait, en 1927, qu’il "devait être écrit en grosses lettres en tête du Livre d’or du cinéma", on ne peut pas dire que cette prescription ait été suivie de beaucoup d’effet. Excepté les soixante pages de la monographie que Jacques Deslandes lui avait consacrée pour l’Anthologie de l’Avant-scène (n° 85, novembre 1975), les études sur Victorin-Hippolyte Jasset (1862-1913) ne sont apparemment pas très nombreuses, celles de Francis Lacassin exceptées - mais à quel homme de l’ombre ne s’est-il pas intéressé ?
Si ce dernier est intervenu lors du colloque Éclair de 2007 ("Jasset et le mythe de Protéa"), aucun ouvrage d’envergure, comme ceux qu’il a écrits sur Jean Durand, Alfred Machin ou, évidemment, Louis Feuillade, n’est venu compléter sa brochure de 32 pages publiée en 1995 grâce au Conseil général de Seine-St-Denis, À la poursuite de Protéa. L’ouvrage de Jacques Deslandes, malgré ses trente-cinq ans, demeure donc provisoirement définitif. Il faut reconnaître que les pièces pour juger pleinement le cinéaste ont longtemps manqué : à l’époque de la rédaction, sur les 160 titres qu’il avait répertoriés, seuls sept existaient en copies accessibles. Par chance, il s’agissait des principaux, qui autorisaient à le classer comme un "auteur" : Nick Carter, le roi des détectives (1908), la série des trois Zigomar (1911-1913), Au pays des ténèbres (1912), Le Cercueil de verre (1912) et Protéa (1913).


 

Deux films présentés à Bologne en 2010 n’avaient pas alors été retrouvés : Les Bandits en automobile et La Danseuse de Kali (également Le Collier de Kali). Depuis les mises au jour se sont multipliées, et le catalogue des ressources jassetiennes, s’il était établi, contiendrait sans doute plusieurs dizaines de titres. On peut toujours espérer quelques autres trouvailles, côté Lobster Films ou cinémathèques lointaines, la découverte récente de Metropolis en version intégrale (en attendant la prochaine) prouvant que rien n’est jamais joué. Faute de pouvoir renvoyer le lecteur à l’opuscule cité, depuis belle lurette introuvable, rappelons, à grands traits, qui fut ce cinéaste méconnu.

Itinéraire de Victorin Jasset

 

Ardennais venu à Paris pratiquer la peinture (tous les natifs ne sont pas poètes), il se fit un nom dans l’affiche lithographique, devint créateur de costumes de théâtre et connut la notoriété en assurant la mise en scène de Vercingétorix, spectacle d’ouverture de l’Hippodrome, salle monumentale édifiée à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900 et qui laissera place au Gaumont-Palace onze ans plus tard.


 

Entré chez Gaumont en 1905, il passe chez Éclair dès 1907, et, après s’être fait la main sur une vingtaine de courtes bandes, réalise, entre septembre et novembre 1908, le premier serial de l’Histoire, en adaptant, en six épisodes, Les Aventures de Nick Carter.
L’énorme succès lance le genre : il tourne, dans les deux années qui suivent, tout en continuant les deux bobines, nombre de séries, Riffle Bill, le roi de la prairie (1909), Le Vautour de la sierra (1909), Docteur Phantom (1910), Zigomar...
Et il meurt brutalement en 1913 après avoir tourné Protéa, si populaire que le film connut quatre suites, jusqu’en 1919.

Une carrière extrêmement courte, donc - il n’y a guère que celle de Jean Vigo (1905-1934 qui fut plus brève -, mais prolifique, à l’image de la plupart des pionniers du cinéma des années dix, dont les filmographies sont débordantes. Pas question, en ces temps, de traîner ou de s’interroger sur le medium - art ou divertissement ?

Avant d’avoir vu les quelques titres proposés à Bologne, la question était : pourquoi Victorin Jasset a-t-il laissé une telle trace historique, ce que n’ont pas fait, pour rester dans le même créneau temporel, Georges Hatot, Étienne Arnaud, Georges Denola, Gérard Bourgeois ou Henri Desfontaines ?
Jacques Deslandes évoque des témoignages qui reviennent sur le soin avec lequel le cinéaste dirigeait ses acteurs : faire répéter six fois Stacia Napierkowska avant de tourner (avec deux caméras) un court plan d’un épisode de Docteur Phantom n’était pas une pratique très usitée, à une époque où les conditions de production, chez Éclair, Gaumont ou Pathé, exigeaient avant tout le rendement. Pourtant, il filmait aussi rapidement que ses collègues : les cinq épisodes (plus de 1000 mètres) de Rifle Bill sont réalisés entre le 10 décembre 1908 et le 8 janvier 1909.
Il semble surtout avoir été le premier (ou l’un des premiers) à réfléchir sur son artisanat : publier, en 1911, une "Étude sur la mise en scène en cinématographie" in Ciné-Journal laisse entendre qu’il savait ce qu’il faisait, et que le succès populaire de Nick Carter ou de Zigomar n’était pas dû au seul hasard.

Jasset, Bologne 2010

 

Les films bolognais allaient donc nous permettre de vérifier sur pièces.

Les Bandits en automobile, faute d’identification absolue, n’est que "attribué" à Victorin Jasset.
Sans s’engager plus avant, disons que cette production Éclair ne dépare pas les autres titres du réalisateur : s’il ne s’agit pas d’un feuilleton policier ou criminel, mais d’une "actualité reconstituée", extrêmement fidèle aux véritables événements - les exploits et la fin de la bande à Bonnot -, la facture en est étonnante. L’attaque de la succursale de la Société Générale, la fuite en auto, le siège du garage de Choisy-le-Roi dans lequel s’étaient réfugiés Jules et son équipe, la charrette enflammée et l’exécution finale, tout est là, avec une véracité et une puissance visuelle rares. En particulier, la poursuite entre deux automobiles, protagonistes penchés aux portières et se révolvérisant tout au long d’une interminable ligne droite, avec caméra embarquée, est aussi impressionnante que les acrobaties de Joe Hamman sur le toit des wagons du train de Camargue filmées au même moment par Jean Durand.

Les Bandits en automobile, présenté en avril 1912, est célèbre pour avoir été un des films les plus interdits dans les villes françaises (la censure n’était, avant 1914, que municipale).

Retenons, pour le plaisir, les attendus, signés Édouard Herriot, qui ont justifié l’interdiction lyonnaise :
"Considérant que certains propriétaires de théâtres cinématographiques offrent en spectacle au public des exhibitions animées représentant des agissements criminels.
Considérant que ces agissements sur une scène de théâtre constituent une publicité scandaleuse organisée autour du crime ; que cette publicité ne risque pas seulement de troubler l’ordre, mais qu’elle est aussi un spectacle démoralisant.
Considérant qu’il importe en conséquence de soustraire à la vue du public, surtout des jeunes gens, des exhibitions de cette nature, il convient de les interdire."
Les Bandits était une courte bande (28 minutes).

Zigomar, peau d’anguille est un peu plus long, 45 minutes - quasiment un long métrage pour l’époque - et constitue le troisième épisode de la série, après Zigomar et Zigomar contre Nick Carter.

Bien avant le Fantômas de Pierre Souvestre & Marcel Allain, Léon Sazie, feuilletoniste à tant la ligne, avait inventé un "Génie du Mal / Maître du Crime", flanqué de fidèles complices et poursuivi inlassablement par un détective : les aventures de Zigomar, de la bande des Z et de Paulin Broquet, parurent dès 1909. Leur adaptation par Éclair fit un tabac, ce qui explique les suites, en mars 1912 puis mars 1913, alors que le feuilleton avait cessé de paraître depuis juin 1910. Le personnage était suffisamment puissant pour devenir un héros récurrent.
Ni Souvestre-Allain ni Louis Feuillade, s’ils ont traité Fantômas selon leur génie propre, n’ont rien inventé quant au fond.

La première séquence de Zigomar, peau d’anguille est mémorable.
Un corps recouvert d’un drap est installé sur une table d’autopsie ; surgit du fond de la pièce une créature, sculpturale, moulée dans un collant noir de souris d’hôtel, qui s’approche du cadavre, le ramène à la vie en lui faisant respirer une fiole et, entendant du bruit, se couche dans le cercueil préparé tandis que l’ex-cadavre continue à faire le mort. Puis, après avoir estourbi un infirmier, le couple saute par la fenêtre et atterrit dans la bâche tendue par leurs complices. Deux minutes, trois plans : Victorin Jasset a créé une séquence inoubliable, entre le frôlement de cette apparition mystérieuse, digne de ces "beaux fantômes aux yeux d’escarboucle" chantés par André Breton, le réveil du mort, l’irruption hors du cercueil, comme un vampire prêt pour sa tournée nocturne, et l’envol par la croisée. Il y avait là de quoi nourrir superbement l’imaginaire des spectateurs. Et ébranler une mythologie familière : ainsi, deux années avant Les Vampires, Josette Andriot avait enfilé la tenue qui allait immortaliser Musidora - et, servie par sa taille et des formes moins généreuses que celle-ci, avec une aisance et une allure folles, qu’on lui retrouvera sous tous ses déguisements, acrobate, dompteuse d’éléphants, femme du monde en capeline, cycliste en pantalons franchissant des ponts enflammés ou prêtresse de Kali. Pourquoi est-ce sur l’héroïne de Louis Feuillade et pas sur celle de Victorin Jasset que les surréalistes de la première heure se sont fixés, alors que Josette Andriot / la Rosaria avait toutes les vertus de Musidora / Irma Vep, l’antériorité en prime ? Question de date sans doute : Zigomar puis Protéa sont venus trop tôt, et après la mort de leur auteur, il n’est pas certain que ses films aient continué à circuler longtemps, alors que Feuillade allait culminer les dix années suivantes.

Le reste des aventures de Zigomar est du même tonneau : les policiers capturés au filet, le coffre-fort transporté dans l’égout peu à peu rempli, l’avion qui bombarde le canot automobile du détective (1), tous les épisodes s’engrènent avec une virtuosité et une folie inventive qui n’ont rien à envier aux exploits du héros de LouisFeuillade qui sortiront quelques mois plus tard.
Alexandre Arquillière (Zigomar), solide et trapu, n’avait certes pas l’élégance de René Navarre (Fantômas), mais il est un méchant tout à fait réjouissant, aussi impitoyable que ses confrères en vilenie. Méchant en voie d’être puni, puisque le couple fatal est emprisonné à la fin du Brigand de l’air, troisième partie de Zigomar, peau d’anguille, mais le sourire et le clin d’œil entendus que balance vers la caméra Josette Andriot promet d’autres rebondissements - qui ne viendront pas. Victorin Jasset tournera vingt films entre février et juin 1913, moyens et longs métrages, dont Balaoo (d’après Gaston Leroux), mais laissera la saga de Zigomar sans autres prolongements, ce qui est regrettable.


 

Josette Andriot

 

Sur ces vingt films, la belle Josette est au générique de seulement seize.
Au vu des deux derniers que Bologne présentait, on rêve de les découvrir un jour.


 

Car, aussi bien dans Protéa que dans La Danseuse de Kali (les deux titres sont sortis après la mort de leur réalisateur), elle règne insolemment, porteuse à chaque fois d’une mission qu’elle accomplira sans frémir. Protéa marque en outre une date : avant Musidora, avant les super-girls américaines des serials, Pearl White, Ruth Roland ou Helen Holmes, il s’agit de la première apparition d’une héroïne "aventureuse" dans un rôle principal. Francis Lacassin, qui l’affirmait en 1998, in La Persistance des images, en était moins certain en 2007.


 

Quoiqu’il en soit, il s’agit sans doute de la première espionne de l’écran, avant que la guerre crée le genre, puisque son travail consiste à rapporter au préfet de police de la Messénie le texte du traité secret signé entre la Celtie et la Slavonie (quasiment la Freedonia et la Sylvania des frères Marx) - la fièvre des Balkans était dans l’actualité.

De nouveau vêtue de son collant noir, qu’elle échange à l’occasion avec quelque autre tenue sportive, secondée par un homme de main aux multiples déguisements, l’Anguille - Lucien Bataille, ancien Zigoto à la Gaumont, et futur officier de La Coquille et le Clergyman  -, elle traverse des situations toutes périlleuses avec une maestria épastrouillante.
Le scénario ne doit rien aux romanciers populaires, mais tout à Victorin-Hippolyte, qui conduit l’affaire de main de maître ; même si la copie conservée était moins longue que l’originale (1056 mètres contre les 1475 indiqués par Deslandes), l’impression de plénitude est constante. Le rôle était taillé pour elle : Josette Andriot le tint encore à quatre reprises jusqu’en 1919, et Protéa V, après lequel elle quitta la maison Éclair. On peut applaudir des deux mains le poème de mirliton diffusé avec la publicité du titre inaugural de la série :

"Elle va, broyant tout, au nom de son devoir,
Sans pitié, mais sans haine, implacable, mortelle,
S’affublant de haillons, se parant de dentelles,
Cœur de marbre que rien ne saurait émouvoir
Elle est une puissance - et qui sait son pouvoir -
À chaque instant, "une autre", et pourtant, toujours "telle"…"


 

Dans La Danseuse de Kali, "drame du fanatisme indien", ultime film signé Jasset, le transformisme est moins utilisé.
Danseuse dédiée à la déesse maléfique, Josette quitte son temple pour récupérer le collier dérobé à la statue de sa maîtresse par un riche aventurier qui voulait faire plaisir à son épouse. L’Orient aux multiples facettes, l’implacable malédiction, les embûches de la vengeance, on est là dans la convention pré-Fu Manchu ; jamais pourtant on ne sourit, tant l’invention, à tous les niveaux, décors, costumes, jeu des acteurs (notons que Simone Genevois, un an, y fait sa première apparition) est étonnante. Hiroshi Komatsu - la copie venait de sa collection - écrit dans sa présentation du catalogue : "The cold beauty of Josette Andriot is terrific". On ne saurait mieux dire.

Froide beauté mise en valeur par le jeu de la comédienne, ou plutôt par son non-jeu : pas de roulement d’yeux (ces roulements que Musidora n’évitera pas toujours), de sourcils froncés, de gesticulations ni d’emphase.
Qu’elle soit âme damnée du Maître du crime, chef-espionne intrépide ou prêtresse impitoyable, elle demeure impassible, accomplissant ses exploits avec une élégance unique que ne vient gâter aucune expression surabondante - à peine consent-elle à paraître effrayée devant la montée des eaux qui envahissent le tunnel sans issues où elle se cache avec Zigomar…
À défaut de connaître la quinzaine de films qu’elle a tournés après 1913, on peut rêver sur les autres Protéa, et sur des titres comme Le Baiser de la sirène ou Le Mort invisible, en évitant La Mascotte des poilus . Laissons-nous imaginer que la puissance de sa cinégénie tient à sa rencontre avec Victorin Jasset, belle agrégation d’un réalisateur et de son interprète. En tout cas, elle tient désormais une place de choix dans notre panthéon des belles silencieuses.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n° 333-334, automne 2010

1. Toutes tribulations que l’on retrouve, parfaitement identiques, dans certains serials américains de la fin des années 30, signés William Witney & John English, comme Dick Tracy’s G Men.



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