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Festival international Jean-Rouch (FIJR) 2011
Comité du film ethnographique
publié le samedi 26 décembre 2015

FIJR, 5-27 novembre 2011, 30e édition

Voir autrement le monde. Trente ans de cinéma ethnographique.

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°342-343, décembre 2011-janvier 2012


La célébration des trente ans du Festival international Jean-Rouch a revêtu un éclat particulier.

Largement annoncées, par de grandes affiches dans le métro notamment, les manifestations se sont déroulées sur cinq différents lieux de la capitale (la BNF, la Maison des cultures du monde, le "Cube" d’Issy-les-Moulineaux, le CNRS et le Muséum d’histoire naturelle) et elles ont duré pendant presque tout le mois de novembre.
La Cinémathèque de Toulouse s’est associée au projet et d’autres séances ont eu lieu hors les murs : à Montpellier, à Pantin, à Thorigny-sur-Marne, et, last but not least, au Centre culturel Jean Rouch de Niamey.

En ouverture, des master-classes où des documentaristes confirmés (Elisabeth Kapnist, Philippe Costantini, Eric Pauwells, Denis Gheerbrand et surtout David Mac Dougall) sont revenus sur leur cheminement ou bien ont dégagé les principes théoriques de l’anthropologie visuelle.
Une occasion de découvrir des films ou de les revoir comme le vertigineux Violin Fase (1985) où la caméra super 8 de Eric Pauwells danse au plus près de Anne Teresa De Keersmaeker, sur une musique de Steve Reich.

Comme chaque année, plus d’une trentaine de films étaient en compétition à la Maison des cultures du monde.
Peut-on dire qu’ils ont un caractère commun, outre leur date de réalisation, 2009 ou 2010 ?
Bien difficile à dire, étant donné la diversité des univers où ils nous entraînent. Mais jamais ils ne nous montrent une nature édénique, ou une communauté intacte : les problèmes d’environnement sont omniprésents. Le thème de la fragilité de la situation actuelle et de son inéluctable transformation également. Le plus proche connaît les mêmes problèmes que le plus lointain, tandis que la notion d’exotisme s’efface et celle de centre vacille. On ne va plus à la découverte d’un monde dont on expliquerait le mode de fonctionnement. On privilégie la rencontre entre deux univers où il arrive que l’homme à la caméra perde sa maîtrise. Un signe : la disparition quasi générale du commentaire.

Dans Guanape Sur de Janos Richter (Pérou, 2010), la nature garde toute son opacité.
Tous les dix ans, des centaines d’hommes jeunes s’embarquent pour une île déserte au large des côtes péruviennes afin de ramasser la fiente des milliers d’oiseaux - un engrais prisé. Le paysage est lunaire, l’image présente tout un dégradé de gris, bien qu’il s’agisse d’un film en couleurs. Les hommes ne se parlent pas. Seul discours, celui d’un contremaître qui conseille la plus grande prudence aux ouvriers (mais on ne les verra par la suite porter ni gants, ni masque). Leur première soirée se passe au cinéma, sous une tente. C’est la seule fois où l’on voit leurs visages et leurs regards. Sinon, ils sont au travail, par groupes, filmés de loin sur les pentes, remplissant d’énormes sacs en plastique. Les cris des oiseaux et le bruit de la mer constituent la bande-son. Le soir, ils se lavent à l’eau de mer. On ne sait combien de jours cette opération dure. Les dernières images montrent le bateau qui repart et les habitants, les oiseaux, massés au sommet de l’île, reprendre leurs droits. Un film inquiétant comme un récit de Dino Buzzati.

Dans Beijing Besieged by Waste de Wang Jinliang (2010), on découvre les immenses décharges illégales et les sites d’enfouissement d’ordures ménagères.
Ces images nous sont familières, mais jamais nous ne les avions vues à cette échelle. La caméra capte, à perte de vue, des gravats, des sacs en nylon bariolés qui volètent dans le vent, des champs d’immondices qui fermentent et fument, contaminant les eaux stagnantes et les cours d’eau. La terre semble atteinte des maladies de peau les plus rares. Dans cet univers dantesque, des troupeaux de moutons paissent, des vaches aussi, visiblement malades, on y élève des porcs avec les détritus achetés aux restaurants de la capitale. Des familles entières peuplent ces décharges, certaines s’y établissent, construisant des villages rasés au fur et à mesure que la ville s’étend, de gigantesques lotissements sortant directement des ordures. Une croissance endiablée repousse toujours plus loin les limites de la ville et celles de sa couronne de déchets.

Dans Iran sud-ouest de Mohammas Reza Fartousi (2010), la catastrophe n’est pas encore advenue, mais elle est imminente.
Ce film est le premier documentaire tourné à la frontière entre l’Iran et l’Irak depuis la fin de la guerre entre les deux pays (1988). Or ce territoire est tout ce qui reste de l’immense marais mésopotamien où l’on situe le berceau de la civilisation à l’époque sumérienne, 90 % de cette région ayant été asséchée par suite de la construction de barrages et d’une politique délibérée de Saddam Hussein contre les minorités ethniques. Ce film splendide qui nous fait vivre le mode de vie ancestral de ceux que l’anthropologue anglais Wilfred Thesinger appelait The Marsh Arabs, ceux-là même que l’on voit circuler dans de longues barques, pêcher, chanter, traire de sculpturales bufflesses d’eau, confectionner des tapis de roseaux. C’est un adieu sans emphase ni pathos à ce monde condamné par l’industrie pétrolière. Déjà le niveau de l’eau baisse, la pollution gagne, les espèces disparaissent. Iran sud-ouest chante non pas l’âge d’or, mais une harmonie unique entre l’homme et son environnement dont la perte est une catastrophe naturelle et culturelle.

En contrepoint, on a pu voir Retour au Brouck de Colette Piault.
C’est le retour au Marais Audemarois quarante ans plus tard (2010) de l’anthropologue.
Peu après 68, elle avait réalisé un documentaire, peu diffusé, sur cette région maraîchère dans un espace sillonné de voies d’eau. Quarante ans plus tard, elle revient sur les lieux. Bien que le nombre des exploitations soit passé de 200 à 40, elle retrouve une partie des agriculteurs qu’elle avait interviewés à l’époque et retrace, en confrontant les images d’hier et d’aujourd’hui, l’évolution d’une agriculture toujours plus mécanisée dans une nature conçue comme un cadre de récréation et de loisirs (promenades en barques dans les canaux, fermes reconverties en résidences secondaires pour les habitants de Lille et de Saint-Omer).

La place de l’exotisme dans un univers globalisé

Maîtres du chant diphonique de Jean-François Castell (Mongolie-France 2010), se présente comme le trajet d’un jeune ethnomusicologue qui accomplit ses années d’apprentissage dans une yourte, auprès d’un maître dont il s’est fait adopter. À mesure qu’il s’initie à son art, il conçoit le projet de réunir quatre de ses maîtres et de les faire se produire ensemble, en France, à Rennes, au Mans et même au Zénith à Paris. On assiste à la transformation du chant ancestral des bergers qui servait à communiquer sur de très grandes distances en un spectacle, amplifié par des micros et apprécié par un public toujours plus amateur de diversité et de musiques du monde.

Dans La Revanche des chamanes de Laetitia Merli (Touva 2011) des chamanes roublards organisent eux-mêmes, en étroite relation avec le ministère du Tourisme de Touva, le développement de leur art, en spéculant sur la vague (et la vogue) New Age.
Ceux qui ont été persécutés par les autorités soviétiques estiment que leur heure est venue : l’avenir, c’est le passé, le progrès, le développement international des pratiques chamaniques.

Dans Les Yeux fermés de Clément Dorival et Christophe Pons (2011), le phénomène des médiums reste circonscrit à l’Islande, mais on voit comment il s’intègre parfaitement à une société moderne.
Le médium, qui permet la communication entre personnes d’une même famille, vivantes et mortes, joue le rôle de conseiller, de psychothérapeute, de prêtre dans une société marquée par le protestantisme. Des réunions spirites ont lieu dans des chapelles. On dirait qu’en Islande ces personnages dotés de pouvoirs surnaturels ont une fonction dans la cohésion sociale entre la communauté des humains et celle des morts.

L’anthropologue sur son "terrain"

Dans les Récits d’ancêtres de Paul Wolfram (Nouvelle-Zélande, 2011), le jeune ethnomusicologue semble nous entraîner dans le récit d’une aventure mouvementée en Papouasie-Nouvelle-Guinée.
Son film se présente comme un documentaire classique au cours des deux ans d’une recherche où il s’est très (trop) bien intégré dans une communauté de Nouvelle-Irlande. Le spectateur peut être irrité par la prolixité d’un commentaire un brin sentencieux, mais il ne se méfie pas et "marche" dans un suspense habilement ménagé. On lui fait entrevoir l’existence d’un esprit malin appelé Song qui exige son tribut de sang quand des chasseurs viennent à se perdre près de sa caverne. Appelé en consultation, un des anciens du village suggère de l’apaiser en lui livrant des pourceaux chaque mois. Le chercheur, qui fait partie de l’équipée mensuelle, va-t-il se résoudre à croire à l’existence de ce Minotaure des mers australes ? Il s’avérera qu’il nous a monté un canular et que son histoire a été élaborée en commun par des jeunes gens du village, (dont il a exploité la fascination pour la caméra) et lui-même. La structure narrative est empruntée aux récits traditionnels de l’île. Un faux, en quelque sorte, peut-être plus vrai que le vrai, puisque, au lieu de nous livrer un témoignage sur une société et son mode de fonctionnement, il est le produit (fictionnel) de la rencontre entre une communauté connue pour son sens de l’humour et un jeune anthropologue qui a lu beaucoup de comics.

Dans La Main de Dieu ou la Queue du renard de François Sculier (Grèce, 2010), le réalisateur choisit d’entrée de jeu une position incommode.
Sans demande précise, seul et sans connaître le grec, il se rend dans le Péloponnèse récemment éprouvé par des incendies (ceux de l’été 2007) qui ont dévasté la région et fait plus de 70 victimes. Malgré sa gentillesse et son humilité (ou peut-être à cause même de celles-là), il est reçu parfois comme un chien dans un jeu de quilles. L’homme à la caméra gêne, on le salue brièvement, on passe son chemin, on se moque de lui ("le muet"), on lui montre même le fusil. Les témoignages d’irritation se succèdent, la caméra enregistre les réflexions des habitants, que le principal intéressé ne comprend pas mais que le public peut lire en sous-titres. La situation anthropologique est inversée, c’est le chercheur qui est objet de curiosité. Les anthropologues sont, dit-on, tantôt des chasseurs qui vont au-devant de leur proie, tantôt des pêcheurs qui attendent que le poisson morde.
François Sculier appartient à la deuxième catégorie. Le film se fait, mais l’auteur a pris le risque de voir son entreprise échouer. La rencontre entre l’anthropologue et son terrain advient au gré d’hésitations, de ratés, de pannes.

Dans In absentia de Tareq Daoud (2011), la rencontre se fait au gré d’un regrettable concours de circonstances. Le réalisateur afghan, vivant à Genève, qui tournait à Cuba, le constate.
Muni de toutes les autorisations, il filme un village modèle de "purs Indiens", qui d’ordinaire fait partie des circuits touristiques. Après la visite d’une poignée de bureaucrates de La Havane sur le lieu du tournage, il se voit signifier son expulsion du jour au lendemain : non pour des raisons de contenu, mais parce que sa nationalité pouvait laisser imaginer qu’il avait un frère ou un cousin au camp de Guantanamo, à 30 kilomètres à vol d’oiseau… Le film qu’il a pu sauver interroge précisément le concept d’identité à travers la présentation apparemment sans critique du pauvre folklore de cette communauté et des propos des membres de celle-ci. Il nous laisse le souvenir d’un Disneyland où chacun trouve son compte : le village tire des bénéfices matériels, le pouvoir peut se laver de toute accusation de racisme alors que les Indiens se situent à Cuba tout en bas de la hiérarchie sociale.

Les hommes regardent les femmes

Mentionnons encore deux films réalisés par des hommes sur des figures de femmes.

Le Collier et la Perle de Mamadou Sellou Diallo (Sénégal-France) exalte la femme africaine et le rapport d’une culture surtout féminine au corps, à la naissance, à la santé et à la beauté.
L’œil du réalisateur explore ce qu’il y a de plus proche, le corps de sa propre épouse - immédiatement avant, puis après son accouchement. Filmant de très près, sa caméra découpe le corps féminin en une mosaïque de gros plans, le visage n’est jamais montré. Insensiblement, c’est l’enfant - une petite fille - qui passe sur le devant de la scène et le film prend plus nettement un caractère documentaire sur les pratiques de soins prodigués aux bébés (filles).
On assiste ainsi au "devenir femme" et à la création de cet éternel féminin au gré de massages de la tête, du corps, des gencives. La séduction a autant d’importance que la santé : d’où le rôle des bijoux. L’enfant est soignée et (pré)parée par toute la communauté féminine. La parole masculine, lyrique, est une déclaration d’amour à la fois à la femme et à la tradition sans que les sujets qui fâchent - par exemple celui de l’excision - soient abordés.

Safar (Le Voyage) (Iran, 2010) de Taileh Daryanavard, au contraire, questionne, douloureusement, la tradition.
Il nous emmène dans un endroit clos, un compartiment de chemin de fer, où trois jeunes femmes rentrent dans leur famille après avoir fait leurs études à Téhéran. Dans l’entre-deux que constitue le voyage, elles parlent des espoirs qu’ont fait naître en elles le savoir, puis de la confrontation avec un monde où il n’y a pas de place pour une femme non mariée. La caméra scrute les visages, mais le charme repose essentiellement sur la musicalité de cette parole féminine : les récits s’entrecroisent comme des poèmes sans que l’on puisse toujours les attribuer.
Safar, malgré sa gravité, est un des rares films optimistes de ce festival, car il nous montre des êtres humains résolus à agir sur le monde pour changer leur réalité.

Hommage à Richard Leacock

Pour clore la compétition, la Maison des cultures du monde a présenté un hommage à Richard Leacock, disparu en mars 2011.
Valérie Lalonde, compagne et complice de Leacock, a annoncé la sortie prochaine des mémoires de celui-ci, The Feeling of Being There, un livre numérique retraçant une carrière qui se confond avec l’existence et le développement du film documentaire.

On projeta quatre films qui, de 1954 à 1968, brossent un portrait de l’Amérique.
Françoise Foucault, qui animait la séance, a rappelé que selon Henri Langlois "les cinéastes ne meurent pas puisque leurs films continuent à vivre à l’écran".

Effectivement, quelle jeunesse et quel punch !

* Dans Jazz Dance de Richard Tilton (1954), Richard Leacock tient la caméra.
Il nous emmène au Central Park Dance de New York avec le trompettiste Jimmy McPartland, le clarinettiste Pee Wee Russel et le pianiste Willie Smith.
Parmi les danseurs, les races ne se mélangent pas encore, seuls deux danseurs noirs, les semi-professionnels Al Minns et Leon James dansent seuls ou entre eux. Un public blanc, manifestement aisé, s’en donne à cœur joie, les jupes en corolle tournoient, on danse le jitterbug à un rythme endiablé. La caméra aussi, qui accélère tant que les images zigzaguent comme dans un film expérimental. Cela représente un véritable tour de force technique : il fallait à l’époque recharger le magasin toute les 20 secondes !

* Primary de Robert Drew (1960) rassemble Leacock et Albert Maysles qui tiennent la caméra.
Une primaire et pas des moindres puisqu’elle oppose George Humphrey à un jeune sénateur encore presque inconnu, John Kennedy, pour l’investiture du parti démocrate. La caméra accompagne tout d’abord le premier parmi les fermiers du Midwest, mais elle est rapidement fascinée par l’aura du second, accueilli d’emblée comme le vainqueur. Les cameramen escortent JFK comme s’ils faisaient partie de sa garde rapprochée et se frayent un chemin derrière lui pendant qu’il multiplie les poignées de mains sans se départir de sa nonchalance. Tout aussi à l’aise, Bobby Kennedy met le public dans sa poche en évoquant sa nombreuse fratrie. Il y a de petits détails impertinents comme ce plan sur les mains de Jackie Kennedy, gantées de blanc, qui se tordent nerveusement derrière son dos, tandis que, de face, elle affiche le sourire impavide de Blanche-Neige.

* Happy Mother’s Day (1963) et Chiefs (1968) deux films produits par Leacock et D.A. Pennebaker, nous plongent au cœur de deux institutions de l’Amérique profonde, la famille et la police.

Dans Happy Mother’s Day, une mère de cinq enfants donne naissance à des quintuplés, tous viables, à Aberdeen, Dakota. La ville est en liesse, commerçants et politiciens locaux spéculent sur les retombées financières de l’événement, les médias accourent. Mais la mère n’est pas une graine de star, elle semble subir sa célébrité nouvelle plutôt que d’y participer. Peu importe, l’événement échappe aux parents, il devient l’affaire de la ville qui célèbre le premier mois des quintuplés, leur premier Noël, à grand renfort de défilés, de fanfares et de majorettes.

Chiefs montre une réunion de 3 500 policiers à Hawaï.
Pendant que mesdames sont à la plage, messieurs écoutent des conférences sur les désordres dans la rue depuis les émeutes de Chicago et les risques de propagation des troubles. Le commerce vient prêter main-forte à l’ordre établi et des représentants nous font découvrir le dernier cri du matériel anti-émeute. Les forces de l’ordre ont Dieu de leur côté en la personne d’un révérend et le film se clôt sur un groupe de policiers chantant des cantiques.

Ces films se passent de commentaire ou presque. Jamais la caméra ne se moque de ceux qu’elle présente, au contraire de celle (expérimentale) de Peter Kubelka dans Unsere Afrikareise (1966), impitoyable avec les chasseurs de safari autrichiens. Leacock reste dans l’ambiguïté.
Et chacun y trouva son compte : les policiers gratifièrent le réalisateur d’une médaille, tant ils étaient contents du portrait réalisé, tandis que les étudiants couraient voir Chiefs, pour rire de leurs ennemis.
Au cours de la semaine qui a suivi, tous les films primés depuis les 30 ans d’existence du festival ont été projetés.
L’intérêt d’une telle confrontation, dans le temps comme dans l’espace, est de permettre au spectateur non seulement d’apprécier le développement d’un genre, mais aussi de s’interroger sur la notion de diversité culturelle.

Nicole Gabriel
Jeune cinéma n°342-343, décembre 2011-janvier 2012.



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