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Tragha, Adnane (né en 1975) (e)
Entretien avec Nicole Gabriel (2016)
publié le dimanche 5 juin 2016

Rencontre avec Adnane Tragha

À propos de 600 euros (2016)
Jeune Cinéma n°373, mai 2016

Sortie le mercredi 8 juin 2016


 


Après l’entretien qui suit, on a encore rencontré, au gré d’une promenade, Adnane Tragha et sa jeune première, place de la République, alors que la quatorzième Nuit Debout n’était pas encore tombée. Un appareillage plus que léger : téléphone portable pour elle, enregistreur (de bonne facture) pour lui. Il s’agissait, dirent-ils, de tourner in situ une ultime (?) fin pour 600 euros. Il avait assisté, le matin même, à une énième projection de presse au Lincoln. Le film était-il mixé, à présent ? Presque.

Comme il s’est lancé, seul, sans budget, sans scénario, il y a plus de trois ans, Adnane Tragha poursuit et clôt, dans la fièvre de ce frais pré-mois de mai, en prise avec les événements. Il saisit un moment politique de même que sa chance, surfant sur toutes les possibilités que lui offre celle que les Romains nommaient Fortuna et les Grecs, Tyché, la déesse ailée qui apparaît souvent lorsque que survient la Révolution, que ce soit dans La Mort de Danton de Georg Büchner, ou, plus récemment, dans les premiers recueils du poète (est-)allemand Durs Grünbein. Sauf que chez Adnane Tragha, c’est encore "Prima della rivoluzione", et qu’il n’y a pas (du tout) de mélancolie, mais élan, improvisation, légèreté, rapidité et… humour : parce que le monde peut, à tout moment, se "mettre sur la tête".

Quatre personnages et quelques autres, frères, compagnes ou compagnons (de galère), collègues, voisins, colocs, créanciers et débiteurs : tout un mundillo black, blanc, beur qui s’empêtre et se dépêtre du côté d’Ivry-sur-Seine, sur fond d’une campagne électorale, celle de 2012, qui nous semble déjà à des années-lumière. Le héros se nomme Marco Calderon. Il a longtemps milité, il fait le bilan de ses 40 premières années, et décide de ne pas voter aux présidentielles. Il est dans un univers dans l’entre-deux, entre jeux d’amour et de hasard et une réalité qui cogne dur. La Vie est un… Songe. Cauchemar, rêve éveillé ?

Adnane Tragha dit avoir voulu "donner une représentation différente des quartiers populaires et mettre des visages sur les abstentionnistes, les électeurs FN ou les étrangers privés du droit de vote. Le ton est toujours juste. Les comédiens, professionnels ou non, sont épatants et mériteraient tous d’être cités. Une mention spéciale cependant à l’émouvante Emilia Derou-Bernal, à Adlène Chennine, en artiste maudit qui ne perd pas le nord et à Lisa Cavazzini, une Adèle Exarchopoulos qui serait plus méditerranéenne, solaire. Plus loin que la mer Egée ?

N.G.



 

Jeune Cinéma : Adnane Tragha, vous êtes un nouveau venu sous les feux de la rampe, mais vous n’êtes pas un inconnu. Plusieurs fées se sont penchées sur votre berceau. De noms fameux émaillent votre biographie : Villepin, Luc Besson. Et votre frère jumeau. Commençons par lui : les frères Tragha, c’est toujours à l’ordre du jour ? (1)

Adnane Tragha : En fait, j’ai monté une boite de production avec Luc Besson et mon frère, mais 600 euros est un film que j’ai fait de façon totalement indépendante. Luc Besson n’est pas intervenu du tout. Il ne l’a pas vu.

J.C. : Et Quitterie de Villepin ? (2)

A.T. : C’est quelqu’un qui fait partie du collectif Ma voix. Elle avait rejoint François Bayrou en 2007, mais elle est revenue de tout ça et fait partie du collectif "Pour une autre politique". En gros, ils souhaitent présenter des citoyens aux législatives 2017. Et comme mon film parle de l’abstentionnisme (3), de personnes qui sont dégoûtées de la politique, il y a une cohérence. Il y aura probablement des projections et des débats en partenariat avec eux. Elle est très sympathique. Elle a écrit un petit texte sur le film, après être tombée par hasard sur la bande-annonce. Moi, je l’avais croisée une fois avant ça, c’est tout.


 

J.C. : D’où venez-vous ? Avez-vous fait des études de cinéma ? 600 euros est-il votre premier film ?

A.T. : C’est mon premier long. J’ai fait des courts métrages, des petites fictions sur Internet, des webséries en fait. En 2007, j’ai lancé avec deux amis comédiens une des premières séries sur Internet. À l’époque, le terme de websérie n’existait même pas. J’ai fait des études d’économie, j’ai un DEA d’économie et mon mémoire portait sur la diffusion de films sur Internet. À ce moment, je me disais déjà que pour quelqu’un comme moi, qui ne connaît pas le monde du cinéma, qui n’est pas du milieu, Internet allait pouvoir me permettre de montrer mes films. Et de fait, quelques années plus tard, c’est sur Internet que je me suis fait remarquer.

J.C. : Il y a un autre film d’une étrangère au ciné-monde hexagonal qui nous a touchés au cœur, c’est Pauline s’arrache de Émilie Brisavoine. Elle ne vient pas non plus du cinéma. Elle fait de la BD et je crois qu’elle est prof de dessin… (3)

A.T. : Elle est prof ? J’ai été instit, moi. Enfin professeur des écoles. À Noisy-le-Sec et à Aubervilliers, des CE 1, des CE 2. C’était super sympa, une très bonne expérience.

J.C. : Elle ne connaissait personne dans le cinéma. Elle a filmé sa sœur avec une petite caméra, sur plusieurs années. Sa sœur Pauline, leur mère, son beau-père Fred et les petits derniers. Un film de famille, si on veut. À mon sens, il est hautement politique, même si E.B. n’aborde pas de questions comme les élections, les hommes et femmes politiques, le chômage et le "pouvoir des chats", comme disait feu Jérôme Savary. Mais il pose le problème de la norme, de la "normalité", des couples et baby-couples. De la rébellion à tout, à commencer par le diktat de la belle image, l’esthétique mainstream, le formatage. Pauline n’est plus à la plage. Pauline s’arrache, c’est la crise post-subprimes vue par le prisme d’une ado en crise.


 

A.T. : Moi, je suis très politique, mais ce n’est pas si frontal que ça.

J.C. : Des films récents comme Gare du Nord ou La Bataille de Solférino se servent de la réalité, soit en faisant intervenir le lieu, comme dans le premier, soit en volant des scènes aux chaines de télévision. En quoi vous différenciez-vous ?

A.T. : La Bataille de Solférino me plaît beaucoup plus que Gare du Nord. Sauf que ce n’est absolument pas pour moi un film politique. C’est l’histoire d’un couple qui se déchire.

J.C. : Il est politique dans la mesure où il aborde la question du changements des rôles de sexe. C’est la femme qui assume le rôle de l’homme.

A.T. : Oui. Mais moi, j’aime quand c’est un peu plus frontal. Dans mon film, j’ai essayé de ne pas l’être trop, mais là… Le film est bien, soit. Mais s’il y a un côté politique, je ne l’ai pas ressenti.

J.C. : Les plus belles scènes sont quand même celles qui sont tournées, à l’arraché, le soir des élections.

A.T. : Je dis que c’est politique, quand on me parle des classes populaires. Là, c’est un film un peu bobo. C’est pas mon délire.

J.C. : La "politique des enculés qui veulent nous enculer" ?

A.T. : C’est pas moi qui le dis, c’est un personnage. Peut-être que je le pense… Quand j’ai commencé à écrire ce film, j’étais écœuré et déçu de la politique et je ne comptais pas voter en 2012. D’où des phrases comme celle-là. J’étais énervé. Bon, j’étais content que François Hollande gagne - enfin content que Sarko perde. Dans le film, quelqu’un dit : "Oui, je crois qu’elle est à la Bastille, ils font une fête parce que Sarko, il a perdu." Elle ne dit pas : "Parce que Hollande a gagné". Moi aussi, c’est ça que je fêtais. Dès le début, je trouvais que Hollande n’avait pas les épaules.

J.C. : C’est intéressant de voir le film maintenant, dans cette atmosphère de fin de règne.

A.T. : Ce film, je voulais le sortir il y a près de deux ans. Le film n’est pas encore mixé. Mais le montage actuel date d’avril 2015. Après, il y a eu toute la postproduction.

J.C. : On a été frappé par l’esthétique "coup de poing" du film. Et j’ai pensé à John Cassavetes.

A.T. : Je ne connais pas trop son cinéma. Au départ, je ne suis pas un grand cinéphile, même si ça ne doit pas se dire. Ce qui m’a attiré dans le cinéma, c’est le moyen d’expression. Mais on me parle tellement, à chaque fois, de plein de réalisateurs que je ne connais pas forcément… Par exemple, John Cassavetes, je suis en train de regarder tous ses films. Vous savez quelle est ma référence, les films que je regarde pour étudier comment ils sont faits ? Deux films de Abdellatif Kéchiche, La Graine et le mulet, que j’ai vu et revu plein de fois, et L’Esquive. Et La Vie d’Adèle, que j’ai beaucoup aimé. C’est un cinéma qui me parle.

J.C. : Mais 600 euros est beaucoup moins bavard que Adèle.

A.T. : Je suis moins bavard. Si on peut dire une chose sans paroles, on le dit sans paroles. J’ai essayé d’élaguer. La scène qui se passe dans une laverie automatique, il en est resté quatre phrases. Le jour du tournage, ils ont dit quatre fois plus de choses. J’ai tout coupé au montage. J’aime bien quand on comprend les choses sans avoir besoin de trop en dire. J’ai pas le don de Abdellatif Kéchiche pour faire durer, comme cette scène dans La Graine, où ils mangent un couscous pendant quinze minutes sans qu’on s’ennuie.

J.C. : C’est vrai, cette insistance a une fonction, comme les deux dînettes dans Adèle, les spaghettis chez les prolos, les fruits de mer chez les bobos. Ces scènes sont toujours redoublées (voire triplées) comme les scènes d’amour d’ailleurs.

A.T. : Les scènes d’amour, je ne comprends pas. Au point que ça en devient gênant.

J.C. : La BO est d’une grande qualité. On a parlé d’un montage discrépant.

A.T. : Vous allez m’apprendre quelque chose.

J.C. : (Des coulisses : Nicolas Villodre) Le son est indépendant de l’image, chez les Lettristes ou les Situationnistes. Il est carrément autonome. Pour John Cage et Merce Cunningham dans la danse, l’un faisait sa chorégraphie, l’autre sa musique. Ils savaient qu’il fallait tenir la même durée. Et ça marchait forcément. Tout colle avec tout. C’est le principe du collage.

A.T. : Chez moi il y a un lien. Mais il y a quelques moments où je fais déraper le truc… J’ai beaucoup utilisé ça pour les transitions. On passe sur une nouvelle séquence, mais on entend avant le son de la nouvelle séquence. La monteuse, Karine Prido, est excellente. J’ai fait une première version, et elle est venue et en a fait ce que vous avez vu. Mais elle aimait moins ces moments où il n’y avait pas de raccords entre le son et l’image, elle m’en a enlevé un peu.

J.C. : Le travail sur les voix, les accents, les parlers et les cadences est très beau. La voix est traitée comme une musique. Quant à la chanson Les Enfants du Chaos (du KO ?), ça sera peut-être un tube.

A.T. : Si c’était le mot de la fin ?

Propos recueillis par Nicole Gabriel, avec Nicolas Villodre.
Paris, le 22 mars 2016.
Jeune Cinéma n°373, mai 2016

1. La vie de rêve de Adnane & Hicham Tragha (2011).

2. Quitterie de Villepin tient un blog sur Mediapart.

3. Pauline s’arrache de Émilie Brisavoine (2015).


600 euros. Réal, sc, ph : Adnane Tragha ; mont : A.T. & Karine Prido ; mu : Ridan ; son : Loïc Gourbe & Armand Lesecq. Int : Adlène Chennine, Lisa Cavazzini, Emilia Derou Bernal, Youssef Diawara, Max Morel, Adrien Saint Jore, Foëd Amara, Pascal Loison, Julie Schotsmans, Anaïs Volpé, Christian Pena, Michael "Weedy" Haustant, Mathilde Barriga Verin, Nes Pounta, Boris Gautrat (France, 2016, 86 mn).



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