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Ferréol, Andréa (née en 1947) (e)
Entretien avec Jean-Max Méjean (2012)
publié le lundi 29 décembre 2014

Rencontre avec Andréa Ferréol
À propos de Despair de Rainer Werner Fassbinder (1978)
Jeune Cinéma n°344-345, printemps 2012


 


Jeune Cinéma : Vous avez indiscutablement marqué le cinéma européen des années 70. Qu’est-ce que ça change dans une vie de comédienne d’être une star ?

Andréa Ferréol : Je ne sais pas si je suis une star, mais une comédienne, oui, et qui a eu la chance de faire des films formidables avec de grands metteurs comme Liliana Cavani, François Truffaut, Marco Ferreri et aussi des acteurs comme Michel Piccoli, Dirk Bogarde, etc. C’est une chance incroyable, mais aussi un plaisir immense de découvrir de grands cinéastes, d’aborder des mises en scène différentes, de se confronter à des cultures diverses, des pays étrangers, d’autres façons de voir.

J.C. : Puisque Carlotta a la bonne idée de ressortir le film Despair, (1) quel effet ça fait de travailler avec Rainer Werner Fassbinder ?

A.F. : Le travail avec Fassbinder était très original, bien sûr. Par exemple, on passait la journée à préparer un plan séquence. Ça voulait dire que, pendant toute la journée, les comédiens attendaient coiffés, maquillés, prêts à tourner et, pendant tout ce temps, Fassbinder peaufinait les moindres déplacements de la caméra. Quand tout était prêt, on commençait alors à tourner et c’était magique. Le lendemain, on recommençait de la même manière. Le travail du plan séquence est très enrichissant aussi pour un comédien je trouve. Mais en fait, comme le disait si bien Marcello Mastroianni, une grande partie du travail du comédien de cinéma est de savoir attendre…


 

J.C. : Comment avez-vous rencontré Fassbinder ?

A.F. : Un soir, j’avais invité Daniel Schmid à dîner à la maison. Quand j’y pense, tous maintenant sont morts, ça me rend triste. Il est venu avec Rainer Werne Fassbinder, qui n’a pas dit un seul mot de toute la soirée. J’étais assez étonnée, mais, le lendemain, Daniel Schmid m’appelle et me rassure en me disant que s’il n’avait pas parlé, c’est qu’il m’observait. Et, tout à coup, il me demande si je parle anglais. J’ai répondu oui instinctivement et alors il me dit que Fassbinder adaptait un roman de Vladimir Nabokov, Despair, et qu’il pensait à moi pour le rôle féminin. J’étais alors en Italie, je lis le roman en italien, puis, revenue à Paris, je me précipite chez Linguaphone sur les Champs-Élysées, un peu affolée car je ne parlais pas un seul mot d’anglais et je leur demande de me faire parler couramment anglais en trois mois. Visage étonné du directeur. Je m’inscris, mais, comme ça ne suffisait pas, j’engage en plus un coach qui a traduit tous mes dialogues, que j’ai dû apprendre mot à mot par cœur. Le matin, cours intensif et l’après-midi travail avec le coach. Le premier jour, il était assez despair devant mon niveau, mais on a travaillé, travaillé, travaillé… Puis je suis partie tourner le film pendant trois mois en Allemagne. J’ai dû vraiment faire des efforts car tout le monde parlait anglais. Au cours d’un repas, car Fassbinder aimait bien qu’on dîne ensemble le soir avec toute sa cour, il m’a dit pourtant dans un excellent français : "Le français est une langue pour boire, l’allemand une langue pour penser."


 

J.C. : Comment se passaient les relations avec lui ?

A.F. : C’était un homme très cultivé, et en même très généreux et très ouvert, un génie qui faisait toujours dix choses à la fois - tourner un film, en produire un autre, écrire le suivant, traduire un texte, écrire un livre, et tout ça à la fois. C’est lui qui alors traînait le cinéma allemand derrière lui, après on a vu combien il a mis longtemps à se remettre de sa disparition. Mais il était aussi très provocateur. Un soir, il a insisté pour que je l’accompagne dans une boîte homo cuir de Berlin et je ne l’ai jamais vu aussi heureux. Ça l’amusait d’avoir réussi à faire entrer une femme dans un endroit qui leur était interdit et de provoquer ainsi les autres clients.
Mais le tournage s’est très bien passé. Il était très proche de ses acteurs. Il était aussi très observateur. Il avait dû se rendre compte que je parlais très mal anglais. Je m’étais confiée le premier jour à Dirk Bogarde qui a gardé le secret pendant tout le tournage, même si cette confession l’avait étonné. Mais quelquefois, Fassbinder arrivait sur le plateau et me disait : "Tiens, j’ai ajouté une phrase supplémentaire" et j’avais quelques minutes pour la comprendre et l’apprendre. Mon coach se précipitait et j’ai toujours réussi à donner le change. Dirk Bogarde était un homme charmant qui me parlait en anglais et m’a fait faire des progrès immenses.


 


 

J.C. : Venons-en maintenant à l’Italie et votre expérience avec Marco Ferreri. On imagine que c’était tout à fait différent.

A.F. : Oui, j’y ai tourné La Grande Bouffe (2), ce film considéré alors comme sulfureux. Je ne regrette pas de l’avoir tourné car sinon, vous ne seriez peut-être pas ici en train de m’interviewer. À l’époque, j’avais déjà une carrière européenne et j’ai eu beaucoup de chance que Marco Ferreri me repère pour ce film. C’était un réalisateur exubérant, il criait beaucoup, son œil bleu acier vous transperçait lorsqu’il vous regardait. Philippe Noiret et moi étions les petits nouveaux dans le cercle des comédiens du film qui se connaissaient bien. Il m’a demandé de prendre du poids et il prenait soin de moi. Le soir, tous ensemble, on finissait les plats préparés pendant la journée. Tout était délicieux, sauf les seins à base de jelly, je m’en souviens très bien. Chez Marco Ferreri, le travail était bien sûr tout aussi professionnel que chez Rainer Fassbinder, mais il travaillait moins avec des plans séquence. Ce qui était intéressant, c’était de se sentir portée par tous les acteurs prodigieux du film.

JC : Et maintenant, quels sont vos projets ?

A.F. : Au cinéma, malheureusement pas grand-chose. J’aimerais bien que les jeunes réalisateurs pensent un peu à moi. Au théâtre, pas mal de lectures, un projet en cours en Italie. Au cinéma, je fais partie de ces actrices qui sont un peu entre deux âges : trop jeune pour certains rôles et trop vieille pour d’autres. J’ai aussi des projets de théâtre canadien et français qui pourraient m’ouvrir des perspectives de jolis personnages à l’écran. Pourtant, il y a de jeunes réalisateurs qui me demandent de tourner dans leurs courts métrages, comme récemment Julien Landais en 2011 dans Shakki, et Dragan Nikolić pour son prochain court.

J.C. : D’où viendra l’avenir du cinéma européen selon vous ?

A.F. : L’Europe doit donner de l’argent pour aider le cinéma talentueux. On assiste à une résurgence du cinéma en Europe en ce moment, il ne faut pas laisser passer cette chance. Mais il faut aussi l’aider et l’Europe, on le sait, est très riche. En ce moment, en France, tout est arrêté à cause des élections. Mais c’est justement parce que c’est la crise et que tout va mal que les gens vont beaucoup au cinéma. Ils ressentent la nécessité de se changer les idées. J’essaie, à mon niveau, d’encourager le public à aimer de plus en plus l’art. Je suis présidente, à Aix-en-Provence, ville dont je suis originaire, de l’association Flâneries d’art et nous organisons des présentations d’art contemporain dans les jardins aixois. Cette année, cela aura lieu les 9 et 10 juin 2012 et, l’année dernière, nous avons attiré environ 20 000 visiteurs.

J.C. : Question rituelle : quels sont vos cinq films préférés ?

A.F. : Houlala, c’est difficile ! C’est la question qui tue celle-là. Je dirai d’abord tous les films de Federico Fellini, et surtout La dolce vita. Nous nous sommes tant aimés, ce film merveilleux de Ettore Scola. Bien sûr, Lawrence d’Arabie de David Lean. Mulholland Drive de David Lynch. Jules et Jim de François Truffaut, bien évidemment.

Propos recueillis par Jean-Max Méjean
Paris, 19 mars 2012
Jeune Cinéma n°344-345, printemps 2012

1. DVD Carlotta

2. "La Grande Bouffe", Jeune Cinéma n°72, juillet 1973.



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