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Grande Bouffe (la) (1973)
de Marco Ferreri
publié le mercredi 24 mai 2023

par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°72, juillet 1973

Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 1973

Sorties le mardi 22 mai 1973 et les mercredis 29 juin 2005 et 24 mai 2023


 


Après que tant de flots d’encre (et de fiel) ont déjà coulé sur La Grande Bouffe, le seul moyen d’apporter un peu de nouveau est sans doute d’en parler comme d’un film. Et d’abord de le regarder comme on regarde un film. Car les critiques semblent n’y avoir vu souvent que leurs propres mirages. L’un dit que les quatre bonshommes ont voulu se suicider en bouffant. Où a-t-on pu prendre cela ? la volonté de mort n’apparaît nulle part, même la simple conscience de la mort que dans un seul cas. Un autre pense qu’Andréa, l’institutrice qui participe à la partie de bouffe par hasard mais à belles dents, est une figure de la mort. Quelle belle imagination qui, dans le film, ne s’appuie sur rien. Un autre veut que Marcello soit impuissant. A-t-il procédé à un examen médical ? Il y a un échec, mais Andréa l’attribue à ses trop grosses fesses, ce qui dans la position choisie n’est pas invraisemblable (1). On parle de "vomissures", alors qu’il y en a bien peu. De défécation, alors qu’il n’y a qu’un cas de défécation post-mortem, fait simplement physiologique, qui arrivera, même sans "grande bouffe".


 

Marco Ferreri, à Cannes plus bourru que jamais, a dit qu’il avait fait un film parce que c’était son métier et qu’il avait voulu simplement raconter une histoire. Il ne faut pas prendre pour argent comptant ce qu’il dit, il adore, quand il parle, mêler la fausse monnaie à la bonne. Mais quand il filme, il fait son métier et il le fait bien. Il faudrait donc peut-être d’abord regarder son film et lire l’histoire qu’il a racontée. Tout le talent de Marco Ferreri tient à sa démesure. C’est ainsi depuis le début, il est bien tard pour s’en indigner. Mais dans sa première période, cette démesure s’appliquait au traitement de cas individuels et exceptionnels. Dans les films récents, elle bouscule notre sentiment de la vie, nos habitudes de pensée, notre confort intellectuel. Ce besoin d’excès n’est sans doute pas conforme au "bon goût" français plus ou moins hérité du 17e siècle.


 

Quand l’institutrice Andréa pérore, pour ses petits élèves, que "Boileau était un grand poète qui aimait la nature", il y a sans doute, ici, peu de spectateurs qui en ressentent le sarcasme. Boileau reste leur homme et Rabelais, qu’ils veulent conserver dans leur musée imaginaire, leur est un étranger : ils ne le connaissent que par ouï-dire, ou par des éditions expurgées où il n’en reste presque rien. La réussite de La Grande Bouffe est que, si on l’expurgeait, il n’en resterait rien du tout. Et si on n’accepte pas cette démesure il faudrait rejeter d’ailleurs toute l’œuvre de Marco Ferreri. Quand on a accepté, ou simplement "encaissé" cette démesure, en doit bien constater le raffinement (mais oui) dans la rigueur avec lequel l’histoire est conduite. Les quatre personnages qui vont se réunir pour une "partie de bouffe" de plusieurs jours ne nous sont pas jetés en tape-à-l’œil. Toute la première demi-heure du film les situe dans leur individualité et dans leur environnement social avant que la bouffe commence : Ugo (Tognazzi), le restaurateur, astique ses couverts à découper, Michel (Piccoli), le réalisateur de radio-télévision est assiégé par sa fille qui veut un job pour son amant, Marcello (Mastroianni) le commandant d’avion de ligne descend de son appareil en grand uniforme, Philippe (Noiret), le juge, petit garçon prolongé en vieux garçon échappe, comme en rampant, aux insistances de sa gouvernante, ex-nourrice.


 


 


 


 

Chacun a son langage : à l’affectation snob de Michel répond la déformation professionnelle de Philippe : "le tribunal en ayant décidé"... Mais tous ensemble, ils sont situés socialement. Car ils n’appartiennent pas à "différents milieux" comme on a dit, mais à un seul milieu : n’était l’outrance de Marco Ferreri, ils pourraient aussi bien se retrouver pour une très honorable partie de cartes que pour cette provocante partie de bouffe. Ils sont et resteront des bourgeois très ordinaires, encore imprégnés par les traditions de la bourgeoisie dans sa "belle époque" -, les deux Français surtout, les Italiens ont plus de naturel et moins de tradition, ce qui marque encore chez l’auteur une observation attentive. Tout nous plonge dans cette tradition bourgeoise : le décor vieux-jeu de la maison que le juge a prêtée pour la "partie", le langage qui se veut distingué de Michel, son goût de l’ordre et de la propreté, la pornographie - distinguée aussi -, des photos de la collection de Michel "quand il était petit" projetée sur l’écran des convives. Leur hypocrisie fait penser aux "charmes de l’existence" dont Jean Grémillon méchamment s’amusait (2), et qui tranche avec la crudité joviale des images que Marco Ferreri projette sur notre écran. Les recettes de cuisine - que Ugo lit et commente et qui relèvent de cet art culinaire fin de siècle aussi dénaturé que les autres arts académiques -, et la vieille Bugatti - dont la présence obsède Marcello -, ce n’est pas loin non plus de la "belle époque".


 


 

Il s’agit bien ici de la bourgeoisie, de la bourgeoisie "naturelle", comme dirait Pier Paolo Pasolini, plutôt que de la bourgeoisie éduquée, et cette tradition 19e siècle, qui est le plus exécrable de son histoire, ne peut pas être là par hasard. "Société de consommation" ou pas, on peut penser que Marco Ferreri se donne le spectacle de cette bourgeoisie dans sa propre abjection : qu’elle bouffe donc, et qu’elle crève ! Mais comme rien, dans ce film, n’est simpliste, que chaque personnage est défini dans sa propre vie, le cinéaste conduit chacun à sa propre mort - le démon, dans cette "Danse macabre", n’est pas Andréa mais Marco Ferreri lui-même.


 


 

Le pilote Marcello au volant de cette vieille Bugatti qu’il a fini par dépanner, l’homme de TV, Michel après une émission suprême de piano-pet-et-rôt, le vieux garçon refoulé, Philippe, en caressant des lèvres un gâteau tremblotant en forme de seins - ceux de la nourrice ou ceux d’Andréa, son nouveau substitut ? Seule la mort d’Ugo est différente de de celle des autres. Dans les trois autres cas, la mort vient à son heure, ni plus tôt, ni plus tard, elle laisse inconscient et impassible. Cette fois-ci, les deux premiers cadavres dans le frigidaire vitré, l’allusion à on ne sait quelle croyance juive sur le rapport des œufs avec la mort, le visage bouleversé d’Andréa, marquent la conscience de la mort imminente. C’est peut-être que Ugo n’est pas tout à fait dans la position des autres, il est le cuisinier de cette bouffe dont les autres ne veulent, ne peuvent plus, et dès lors il décide de liquider seul, ce pâté cathédrale dont l’énormité "fait tout le poème". Il est donc saisi par la mort dans l’exercice de sa fonction, dans une sorte de pari professionnel conscient. Le développement de cette histoire folle est une fois de plus d’une exemplaire rigueur.


 


 

Pourtant - et c’est plus étonnant encore -, dans cette rigueur s’insèrent les traits de loufoquerie, les blagues gratuites d’une imagination en liberté et c’est la combinaison de rigueur et de liberté qui doit être la grande réussite du film. Un Chinois vient visiter la maison à louer où se faisait le tournage et ce Chinois devient un personnage épisodique du film. "Est-ce un symbole des civilisations orientales ?" demandait quelqu’un à Cannes, mais non, simplement pour le plaisir. Pour le plaisir aussi ce poulet jeté dans l’aquarium pour la grande bouffe des poissons rouges. Pour le plaisir cet échange entre Michel Piccoli vêtu d’une robe de chambre genre Gandoura et le petit gars qui vient demander la permission pour la visite du tilleul de Boileau : "Vous êtes un Arabe, Monsieur" - Mais non, mon petit, n’aie pas peur !".


 


 

À aimer cette liberté de ton, on perd le goût de chercher le "message" d’un film dont Marco Ferreri dit qu’il n’y en a pas. Cependant derrière le rire, ou sent toujours le noir humour et la noire humeur de réalisateur. N’y a-t-il pas aussi (si on lit bien) beaucoup de mélancolie dominée dans le "mieux vaut ris que de larmes escrire" de ce Rabelais dont (dixit Jean-Louis Tallenay) "l’énorme joie de vivre" n’a rien à voir avec "le spectacle dégoûtant" du film (3).


 


 

Dernières images, dernier mot : une camionnette avec un nouveau chargement arrive, Andréa, seule survivante, fait le plus naturellement du monde décharger les quartiers de viande sur la pelouse, les chiens sagement couchés autour regardent placidement et n’y touchent pas. Les chiens savent : ils ont hurlé à chaque mort. "Regard ignoble sur l’homme à qui des chiens peuvent donner une leçon de dignité", s’indigne Claude-Marie Tremois (4). Mais pourquoi pas ? Déjà dans Liza de Marco Ferreri (1972), une femme modelait son attitude sur celle du chien Melampo, pour le remplacer dans l’affection de l’homme, et elle était beaucoup plus authentique que cet homme, et ce n’était nullement "ignoble". Mais cette rencontre répétée de l’homme et du chien souligne peut-être une acceptation résolue de l’animalité face à la dénaturation de l’homme par une société malsaine.


 

Ceci s’accorde avec l’acceptation aussi délibérée du physiologique présente dans tout le film. On le refuse parce qu’au lieu de "dire" (comme Rabelais, mais oui), Marco Ferreri "montre" : "Ce n’est pas le scénario qui est monstrueux...", dit Claude-Marie Trémois. Mais que ceux qui pincent la bouche (ou le cul) devant la pétomanie dont joue Michel Piccoli recherchent un peu dans leurs souvenirs, espérons qu’ils n’ont pas été toujours aussi pincés. Car ce film est en tout cas la contradiction la plus radicalement portée à l’hypocrisie conservée du 19e siècle bourgeois - celle qu’a dû affronter aussi Sigmund Freud en son domaine - qui sue et pue des quatre personnages du film, aussi anti-héros qu’il est possible.


 


 


 

On pensait que tirant la leçon de ses bévues anciennes la bourgeoisie "éduquée" avait décidé de tout récupérer, que rien ne pouvait plus faire scandale. La Grande Bouffe fait scandale, et de cela il faudra plus tard faire une critique non pas cinématographique mais sociologique. Il semble, d’après les échos de presse parvenus après Cannes, que ce soit d’ailleurs un scandale spécifiquement français. Scandale d’une vérité déplaisante celle du "sexe et du tube digestif" dit Gilbert Salachas (5). Le tube digestif, oui. Mais le sexe vraiment n’est qu’un accompagnement, un condiment de la bouffe, qui n’implique pas la moindre séduction. Contrairement à son affirmation, il n’y a pas ici trace de "racolage". Les "racoleurs" sont plutôt ceux qui fabriquent le scandale, et ils sont souvent -en paroles du moins - beaucoup plus grossiers et moins sincères que Marco Ferreri.


 


 


 

Après avoir tenté d’écarter la polémique pour traiter tout simplement d’un film qui est l’expression d’une personnalité discutable peut-être, mais intègre et forte, on ne peut pourtant pas laisser passer l’article abject de Jean Cau (6) appelant du pied la censure, jouant du chantage sur de grands acteurs, passionnément solidaires (on l’a vu à Cannes) du metteur en scène. "Voir La Grande Bouffe et vomir" titre-t-il. On ne se retient pas de penser "Lire Jean Cau et vomir". La différence est qu’il était dans le propos de Marco Ferreri qu’on puisse vomir après avoir vu La Grande Bouffe, certainement pas dans celui du pontifiant Jean Cau qu’on doive vomir après avoir lu son papier.

Jean Delmas
Jeune Cinéma n°72, juillet 1973

* Cf. aussi "Entretien avec Andrea Ferréol", Jeune Cinéma n°344-345, printemps 2012.

1. Ou bien Le Bel Antonio (Il bell’Antonio) de Mauro Bolognini (1960) aurait-il marqué à jamais l’image de Marcello Mastroianni dans l’esprit de la critique ?

2. Les Charmes de l’existence, court métrage de Jean Grémillon & Pierre Kast (1950).

3. Jean-Louis Tallenay, pseudonyme de Jean-Pierre Chartier (1919-1978), créateur, avec le soutien de la Vie catholique, de Radio-Cinéma-Télévision, qui deviendra Télérama en 1960 et, dans les années 50, collaborateur occasionnel des Cahiers du Cinéma.

4. Claude-Marie Tremois, née en 1930, rédactrice chef cinéma de Télérama, collaboratrice des revues Esprit, et Réforme.

5. Gilbert Salachas, né en 1929, journaliste à Télérama et collaborateur de France-Inter et RMC, auteur de plusieurs ouvrages notamment sur Pierre Étaix, devenu éditeur.

6. Jean Cau (1925-1993), secrétaire de Jean-Paul Sartre (de 1946 à 1957), collaborateur des Temps modernes, journaliste ( L’Express, France Observateur, Figaro littéraire, Paris Match ). Auteur d’une quarantaine d’ouvrages, romans, essais, pamphlets et pièces de théâtre, il a reçu, en 1961, le prix Goncourt pour son roman La Pitié de Dieu.


La Grande Bouffe (La grande abbuffata). Réal : Marco Ferreri ; sc : M.F., Rafael Azcona & Francis Blanche ; ph : Mario Vulpiani ; mont : Claudine Merlin, Gina Pignieret & Amedeo Salfa ; mu : Philippe Sarde ; déc : Michel de Broin ; cost : Gitt Magrini. Int : Marcello Mastroianni, Philippe Noiret, Michel Piccoli, Ugo Tognazzi, Andréa Ferréol, Monique Chaumette, Florence Giorgetti, Bernard Menez, Louis Navarre, Maurice Dorléac, Éva Simonet (Italie-France, 1973, 130 mn).



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