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Truffaut, François (1932-1984) II (e)
Entretien avec Étienne Ballerini et al. (1973)
publié le mardi 30 septembre 2014

François Truffaut : Le métier et le jeu

Rencontre avec Jeune Cinéma, à propos d’une rétrospective.

Jeune Cinéma n°77, mars 1974


 


En novembre et début décembre 1973, le ciné-club Ciné-Jeunesse de Cannes organisait une rétrospective intégrale de François Truffaut.
C’est assez cette occasion qu’a eu lieu cet entretien dont nous publions des extraits.


François Truffaut : À vrai dire à partir du moment où nous avons commencé à écrire sur des films, nous les avons vus autrement, c’est une idée dont je suis persuadé. Je vois ma vie en étapes. Je regarde aujourd’hui les mêmes films qu’il y a vingt ans. Je regarde toujours Big Sleep, Citizen Kane, Johnny Guitare ... Je regarde les mêmes films, simplement j’ai l’impression que ce ne sont pas tout à fait les mêmes puisque ce n’est pas le même film que je regardais comme cinéphile, puis comme critique, et enfin comme cinéaste, et il y a même d’autres périodes à l’intérieur de celles-là.

À partir du moment où on écrit sur des films, on est amené à les regarder mieux. Je considère que c’est là que j’ai commencé à devenir scénariste. Il y avait les lecteurs à respecter. Leur raconter le sujet, c’est s’imposer une contrainte énorme. Quand on se trouve devant une page blanche et qu’il faut reconstituer le travail qui a été fait, essayer de voir pourquoi tel film flanche, pourquoi il est solide ou pourquoi il ne l’est pas...
Parce que, quand même, le regard de cinéphile est un peu un regard de drogué, je trouve - un regard passionné mais qui n’a pas une grande lucidité. En tout cas, en ce qui me concerne, je sais que je connaissais par cœur des films dont j’étais incapable de raconter le scénario, je fonctionnais à l’oreille, je connaissais tous les départs de musique...


 

Jeune Cinéma : Pourtant, les réalisateurs que vous aimez vous ont influencé, consciemment ou inconsciemment, dans votre manière de faire les films. On pense par exemple à Jean Renoir ou Roberto Rossellini, et à Alfred Hitchcock aussi, et notamment dans La mariée était en noir où son influence est évidente.

F.T. : Oui, c’est vrai. En ce qui concerne La Mariée, c’est presque trop apparent parce qu’il y a quatre meurtres. De toute manière, je dirais que l’influence de Alfred Hitchcock est aussi dans L’Enfant sauvage et là, ça ne se voit pas du tout. Elle est là, dans mes films, chaque fois qu’il y a le problème de trouver la meilleure façon de se faire comprendre et d’être le plus intéressant possible : ce sont de grandes leçons.


 

Mais je dois sans doute beaucoup aussi à Roberto Rossellini (1). J’ai travaillé avec lui sur des scénarios pendant deux ans. Il était très anti-américain, très anti-Hollywood. Il pouvait même se mettre facilement en colère à propos de l’Amérique. Comme j’étais un admirateur du cinéma américain, il m’a nettoyé le cerveau. Par exemple, il détestait les films qui commencent avec des scènes avant le générique, il trouvait ça d’une vulgarité incroyable. Il avait absolument raison : c’est comme si on lisait un livre Gallimard qui commence par un texte, et qu’à la page 10, on lise : "Gallimard - rue Sébastien-Bottin".
Les Quatre Cents Coups lui doivent beaucoup, c’est évident, dans sa linéarité comme dans sa simplicité. C’est lui qui m’a donné l’idée qu’un film pouvait être simplement une tentative de vérité, et aussi qu’il ne fallait pas avoir peur qu’un film ressemble éventuellement à un documentaire. Et cela alors que j’aie toujours eu, dans mon travail, l’idée de lutter contre le documentaire, qui est le contraire de ce qui m’intéresse au cinéma. Mais les films peuvent quand même avoir un aspect documentaire.
De même, lorsque je tourne L’Enfant sauvage, je sais que je tourne un film dans le courant de sa pensée : il n’y a pas besoin d’inventer des histoires, il n’y a qu’à ouvrir les livres de l’histoire de chaque pays, des peuples, des civilisations et filmer ça. D’ailleurs Jean Gruault qui m’a aidé dans L’Enfant sauvage est aussi le scénariste de La Prise de pouvoir par Louis XIV.


 

J.C. : Comment se passe l’élaboration de vos scénarios ?

F.T. : Moi, je n’ai jamais travaillé seul et je trouve stupides les questions de vanité dans le cinéma. Ce qui doit compter tout le temps, c’est le résultat, et si, pour qu’un film soit bon, il faut travailler avec huit personnes au scénario, je travaillerai avec huit personnes. Comme j’estime que chacun doit être crédité de son travail, je marquerai les huit personnes au générique. Des gens qui, pour rester les seuls auteurs de leur film, travaillent tout seuls, alors qu’ils ne sont pas équipés pour ça, ont tort parce que c’est absurde.
Mais il est évident, par ailleurs, qu’un film se fait tout seul au niveau du tournage. Tout se passe entre "Moteur !" et "Coupez !", et les décisions à prendre toute la journée sont les décisions d’un seul.

J.C. : Dans La Nuit américaine, on parle des copains scénaristes, mais on ne les voit pas...

F.T. : Oui, ça va dans ce sens-là, ça va dans le sens de montrer l’isolement dans lequel se trouve le metteur en scène.
Mais enfin je crois quand même qu’on a des amis, des gens qui pensent comme vous, qui ressentent comme vous, et qui peuvent vous aider, principalement dans le domaine de la comédie.
Il est évident qu’à trois dans une chambre, pendant un mois et demi, on trouve plus de gags, d’idées, que si on est tout seul. Je constate une très grande différence de richesse entre les films que Robert Bresson a faits tout seul, et ceux qu’il a faits "avec" Georges Bernanos, Jean Cocteau, Jan Giraudoux.
Donc, je travaille avec des amis que je choisis en fonction du scénario. Si c’est un travail qui demande beaucoup de documentation, de livres à lire, de recherches à faire, je le ferai avec Jean Gruault. (2) Si, au contraire, c’est un travail qui demande beaucoup de rigueur de construction, je le ferai avec Jean-Louis Richard. Je travaille aussi davantage maintenant avec Suzanne Schifman qui était script-girl auparavant et qui est devenue assistante.
Le tout est de trouver le bon collaborateur et de ne pas être pressé par des dates. Il y a beaucoup de films qui ne sont pas bons tout simplement parce qu’on avait décidé de tourner à telle date, que les contrats étaient signés, que les acteurs étaient engagés, et deux semaines avant, on s’est aperçu que le scénario était mauvais et on s’est dit : "On se débrouillera".
Là encore, il y a des gens qui peuvent se débrouiller, mais il y en a qui ne peuvent pas. Donc il est mieux de pousser un scénario jusqu’à ce que l’on en soit content et, après seulement, de se mettre à tourner.

J.C. : Pour vos adaptations littéraires, comment procédez-vous ? Car, par exemple, dans Les Deux Anglaises et le continent, il y a très souvent des pages de livre annotées.

F.T. : Oui, mais c’est pour le générique seulement que j’avais filmé le livre. Finalement, les adaptations sont plus difficiles que les scénarios originaux. On a l’impression que c’est plus facile au départ, puis, après, viennent les difficultés.
Je sais que maintenant dans la nouvelle période que je vais commencer, je vais essayer de faire des scénarios originaux, parce que je me rends compte, avec le recul, que je me suis mieux fait comprendre à travers Les Quatre Cents Coups, Baisers volés, ou La Nuit américaine, qu’à travers La Sirène du Mississippi, Les Deux Anglaises et le continent ou La mariée était en noir.
Les adaptations donnent quelque chose de mystérieux sur le résultat, ça donne l’impression que ça se passe soit dans un pays qui n’existe pas, soit d’une drôle de façon. Souvent, ce sont des histoires américaines transposées et comme je ne veux pas les transposer vraiment en France, je fais une espèce de pays imaginaire.

Ensuite, le choix qu’on fait des scènes à conserver est arbitraire. Comme il reste toujours sur l’écran des scènes qui sont des références à d’autres qu’on a coupées, le film devient trop mystérieux.
Je sais que les gens savent très bien quoi penser lorsqu’ils sortent d’un de mes films dont j’ai fait le scénario de A à Z, alors qu’ils sont toujours déconcertés quand il s’agit d’une de mes adaptations de romans. Cette confusion m’encourage, je crois, à essayer de faire des scénarios originaux.

J.C. : Mais est-ce que ces scénarios sont très minutieux ?

F.T. : Non... Ils sont précis dans la construction, et, en général, ils sont très peu dialogués, parce que j’aime beaucoup faire des dialogues au fur et à mesure du tournage, à partir du moment où je connais mieux les acteurs. Je peux mieux suivre ce que devient le film en fonction de la manière dont réagissent les acteurs. Pour presque tous les films, je fais comme cela.

Il y a quand même parfois l’inconvénient de faire des scènes un peu trop courtes, pendant le tournage. On peut se dire que si on fait plus de deux pages, l’acteur n’arrivera pas à retenir, alors on fait des scènes un peu courtes. Dans La Nuit américaine, il y avait beaucoup d’acteurs que je ne connaissais pas. Je les connaissais pour les avoir vus dans d’autres films, mais, par exemple, Jacqueline Bisset, j’attendais de connaître son vocabulaire français. De même pour Jean-Pierre Aumont, je n’avais jamais tourné avec lui, Valentina Cortese non plus. Donc, je les découvrais au fur et à mesure du tournage, et, en fonction de ça, j’écrivais leurs textes chaque dimanche pour la semaine de tournage à venir.

J.C. : C’est important de connaître un acteur ?

F.T. : Ah, je trouve oui. Quand on le connaît bien, on peut écrire pour lui. En fait, un acteur, c’est à la table de montage qu’on le connaît le mieux, à force de le regarder, on commence à déceler ses points forts, ses points faibles, et ensuite, si on retravaille avec lui, il me semble que l’on peut mieux écrire pour lui, on sait les choses qu’il jouera très bien.
Dans La Nuit américaine, il y a une scène où, après que Jacqueline Bisset a eu quitté la chambre où elle a passé la nuit avec lui, Jean-Pierre Léaud prend le téléphone, et il appelle le mari, le docteur Nelson. C’est une scène que sûrement je n’écrirais pas pour un acteur que je ne connais pas, mais elle va tellement avec l’idée de Jean-Pierre Léaud, avec ce qu’on l’a vu faire dans d’autres films, avec ce qu’il est aussi un peu dans la vie, que cette scène s’impose à moi. Et, en même temps que j’en ai l’idée, je m’en amuse déjà et je l’écris. Je suis sûr donc qu’on n’écrit pas la même chose pour les gens qu’on connaît et pour ceux qu’on ne connaît pas.

J.C. : On trouve beaucoup dans vos films ce qu’on appelle des "ponctuations filmiques", c’est-à-dire du cinéma qui s’affiche : fermeture à l’iris de L’Enfant sauvage par exemple. À quoi cela est-il dû ?

F.T. : Je trouve que ceci a sa raison d’être, et si j’écrivais des romans, je ne ferais pas des romans sans ponctuation ou qui ne forment qu’un seul chapitre. Je crois que je suis très classique là-dessus. Dans un film moderne, ça ne me gêne pas que l’on passe "cut" du jour au lendemain par exemple, mais si un film d’époque a une écriture trop moderne, ça me gêne, ça me heurte.  
J’ai besoin de finir une scène de nuit dans le noir pour qu’ensuite il soit bien établi que la scène qui vient se passe un autre jour. Je n’aime pas l’idée d’une salle qui est en train de se demander : "Est-ce que c’est cinq minutes après ou est-ce que c’est le lendemain ?". J’aime que ces informations aient la même valeur pour tout le monde, je pense toujours à unifier, je redoute ce qui divise le public, et quand je prends des initiatives au montage ou au mixage, je les prends de manière à ce que la chose que je veux exprimer ait la même signification pour tout le monde. J’ai horreur d’un spectacle qui s’interrompt parce que les gens demandent à leur voisin quelque chose à propos de ce qui se passe sur l’écran.

J.C. : Mais ça va même plus loin, car souvent vous avez recours au calendrier... [François Truffaut rit] Dans Les Deux Anglaises et le continent, il y a une référence au temps qui passe : un commentaire off, une carte de géographie...

F.T. : Ah, oui...

J.C. : Dans ce cas, c’est la ponctuation principale du film puisque l’on se situe très bien dans le déroulement temporel du film, par exemple dans L’Enfant sauvage...

F.T. : Oui, là on a le déroulement d’un journal intime. Je veux être précis dans tout ça.

J.C. : Est-ce que vous travaillez autant les autres aspects techniques : la couleur, la musique... Ou bien est-ce que vous vous en remettez à des techniciens que vous connaissez ?

F.T. : La couleur, il faut s’en occuper beaucoup.
Je m’occupais moins des films quand ils étaient en noir et blanc parce que tout était beau en noir et blanc. Il n’y avait pas tellement à s’occuper du décor, on disait : "On tourne dans une chambre d’hôtel", et on le faisait.
Maintenant, il faut bien voir que la couleur donne des informations malgré nous, des informations inattendues, trop nombreuses, trop réalistes, et, quand vous voyez un film en couleur, je suis sûr que, même après, vous le repensez en couleur, ce qui n’est pas normal puisqu’on devrait repenser l’histoire.
Au lieu de dire : "Il y avait un type qui se posait en hélicoptère dans un champ", vous dites : "Il y avait un hélicoptère rouge qui se posait dans un champ vert". Alors, si c’est par hasard que l’hélicoptère est rouge et le champ vert, ça m’agace, parce que ça détourne de l’essentiel. Il y a des décisions à prendre. J’ai pris des décisions depuis quatre ans, par exemple de ne jamais filmer le ciel : je considère que c’est de l’espace perdu. Le ciel se voit effectivement au tournage, mais, sur l’écran, on voit simplement l’écran de cinéma, donc c’est de l’espace inutile et surtout antidramatique.

C’est curieux qu’il n’y ait pas beaucoup de réflexions là-dessus, mais en réalité le cinéma en couleurs fait de presque tous les films des documentaires, parce que le noir et blanc était une transposition, tandis que la couleur est presque comme la vie. Donc, les films en couleur sont moins intéressants, les films comiques sont moins comiques et les films dramatiques sont moins dramatiques. Le soleil est très mauvais dans les films, alors j’évite le soleil, le ciel, et j’essaie d’avoir des couleurs fortes, sombres.

Pour un film d’époque, je pense même que c’est absurde de faire des scènes d’extérieur. Je crois qu’un film d’époque devrait être fait entièrement en local fermé. Car, dans un film de Luchino Visconti, comme Le Guépard, tant qu’on est entre quatre murs ça va, mais lorsque les gens vont dehors pour un pique-nique, il ne manque que les projecteurs mais je sens qu’ils sont là, c’est-à-dire que je sais tout à coup qu’on est en train d’assister à une scène de film.

Je suppose que c’est une chose dont on va discuter dans l’avenir car c’est de plus en plus net, il y a quelque chose d’un peu confus dans les films en couleur, et de non contrôlé. Je suis sûr que les gens ne le disent pas mais qu’ils le ressentent. Et je suis sûr qu’il y a des films qui auraient eu un impact autrefois en noir et blanc, impact qu’ils n’ont pas aujourd’hui en couleur, et que peu à peu on va s’apercevoir de cela.

J.C. : Et pour la musique ?

F.T. : La musique, je l’utilise de façon traditionnelle. De nos jours, elle disparaît des films : c’est une bonne chose, et je trouve que les gens qui se passent de musique sont très forts. Il y a Luis Buñuel, Robert Bresson, Éric Rohmer, qui, pratiquement, n’ont pas de musique dans leurs films ou très peu. Moi, je n’y arrive pas parce que j’ai des histoires qui se passent sur un temps très long. Je crois que c’est possible lorsqu’on a une histoire très fermée, très courte.
J’ai toujours besoin de musique pour aller d’une époque à l’autre. Dans La Nuit américaine, je l’ai utilisée uniquement sur les scènes de travail parce que j’ai senti que le vrai sujet c’était le travail et que, dans les moments où le travail n’était plus montré comme réaliste, mais comme du récit, du fréquentatif, il fallait exalter le travail à ces moments-là. C’était le sujet : l’idée que tous ces gens qu’on voit sont plus forts quand ils travaillent. Et à Georges Delerue j’ai demandé de faire une musique un peu vivaldienne parce qu’il fallait que ça soit une musique qui s’élève, qui soit en même temps légère et aussi une musique d’exaltation.

Mais d’autres fois c’est une autre utilisation. Dans Une belle fille comme moi, je lui avais demandé une musique exactement comme dans un film de Alfred Hitchcock, une musique de renforcement, une musique qui donnait des urgences, qui disait : "Attention, il faut aller très vite là. Attention, qu’est-ce qui va se passer là". C’était une musique très utilitaire, et il avait eu beaucoup de mal à la faire parce que ce n’était pas sa nature, mais elle était très réussie, elle était très bonne.

J.C. : Ça doit être difficile la collaboration avec un musicien pour la musique d’un film, non ?

F.T. : Si on se connaît bien, s’il connaît le cinéma, ça va parce que l’on peut trouver un vocabulaire. S’il ne connaît pas le cinéma et que soi-même on ne connaît pas la musique, c’est un dialogue de sourds.
Sans compter qu’il nous jouera quelque chose au piano, et puis, un jour, lorsqu’on arrivera à l’enregistrement, il y aura cinquante instruments, et ce ne sera pas tout à fait ce que l’on a entendu au piano. Donc on a des surprises et c’est très délicat.

JC : Avez-vous eu des surprises sur ce plan-là ?

F.T. : Oh, ça m’est arrivé oui. J’ai eu une très bonne collaboration avec Antoine Duhamel pour Baisers volés, et puis nous ne nous sommes pas bien entendus pour La Sirène du Mississippi et pour Domicile conjugal.

JC : Au niveau de la prise de vue, des plans, de leur succession, est-ce que vous faites le travail au montage, ou déjà au tournage avez-vous des idées précises ?

F.T. : Au tournage, il y a des metteurs en scène qui visualisent tout.
Moi je visualise certains passages du film et pas d’autres.
Je crois que je pars plutôt de cette idée : il y a toujours la partie qu’on visualise beaucoup et qui est souvent décevante, alors que les choses dont on ne savait pas à quoi elles ressembleraient peuvent devenir très belles, et cela arrive souvent. Mais enfin, je ne fais pas de découpage avant, parce que c’est vraiment en voyant les acteurs jouer la scène que je décide si je fais un seul plan long ou si, au contraire, il va falloir en faire plusieurs.

Il faut vraiment qu’il y ait une idée de mise en scène très forte pour qu’elle existe avant le jour où on tourne, ça m’arrive quelquefois, je n’ai pas d’exemples précis maintenant, mais il y a toujours, au moins une fois dans chaque film, un effet que j’ai prévu dans la mise en scène. Il y avait ainsi un effet que j’aimais beaucoup dans Domicile conjugal  : lorsque Jean-Pierre Léaud a une aventure avec une Japonaise, sa femme est au courant. Lorsqu’il revient à la maison, il ouvre la porte et sa femme est au fond de l’appartement habillée en Japonaise. Je savais que les gens riraient. Mais alors je le fais avancer, lui, dans la pièce, et je fais un travelling sur elle et, quand on arrive en très gros plan, on voit qu’il y a une larme sur son visage à elle, alors le rire se bloque, les gens ont honte d’avoir ri. C’était une chose que j’avais entièrement prévue dans la façon de la faire et dans les effets à obtenir, parce que je savais qu’une fois que la fille était habillée en Japonaise, la scène ne pouvait plus être bonne si elle continuait, si elle lui servait le repas... Je savais que tout ce qu’on pouvait inventer serait au-dessous de l’effet qu’on aurait en la voyant. Donc je savais qu’il fallait terminer sur le moment où on la voyait, mais je cherchais un "effet" final, et j’ai pensé que cette larme serait le point fort parce que ça ferait une espèce de douche écossaise. Et ça a bien fonctionné, je pense.

Ces choses-là sont un peu expérimentales de ma part, c’est en pensant un peu à Ernst Lubitsch que je les fais : "Qu’est-ce que les gens attendent ? Qu’on leur donnee ce qu’ils attendent, et puis qu’on leur donne le contraire de ce qu’ils attendent en même temps". Vous voyez ? C’est quand même jouer avec les gens, mais ça m’amuse beaucoup, ça me plaît.

J.C. : Et pour le reste, vous vous amusez souvent avec les gens, avec les réactions du public ?

F.T. : Oui, j’aime beaucoup faire alterner les choses drôles et les choses tristes. Beaucoup de gens trouvent que les films ne devraient pas être de la manipulation, qu’ils devraient être comme un dialogue avec eux.
Mais moi, je ne crois pas cela, car, pour qu’il y ait dialogue, il faut qu’il y ait égalité, or il ne peut pas y avoir d’égalité entre quelqu’un qui fait un film et quelqu’un qui le regarde. Donc je continue à penser qu’il y a manipulation.

J.C. : Et quel est pour vous le rôle du montage ?

F.T. : Le montage est très important dans mes films. Au point même qu’il m’arrive d’avoir l’impression que j’ai frôlé la catastrophe et que je m’en sors au montage. Il m’est ainsi arrivé de modifier profondément les films. Il m’arrive de comprendre certaines choses seulement sur la table de montage. Dans La Nuit américaine par exemple, des décisions importantes ont été prises assez tard. Ainsi, quand on voit Jean-Pierre Léaud tirer plusieurs fois de suite sur Jean-Pierre Aumont, c’est venu au montage. Car normalement, il y avait un seul plan, mais comme on avait tourné la scène six fois, je me suis rendu compte qu’on avait besoin à la fin de cette espèce de ballet et j’ai monté tous les coups de feu les uns après les autres.

Le montage est une période très créative parce qu’en principe on ne peut pas faire de bêtises. Il arrive qu’on abîme un film au montage, mais généralement, on lui fait plutôt du bien. Un de mes montages que je regrette, c’est celui des Deux Anglaises, parce que je l’ai monté comme si le film était très réussi. J’ai fait un montage optimiste que j’ai regretté, parce que le film était trop long. Et j’ai également regretté de ne pas avoir été aussi strict et sévère que pour d’autres montages. Il aurait fallu travailler deux mois de plus, faire des resserrages, etc.

J.C. : En comparant vos films avec ceux des autres auteurs de la Nouvelle Vague qui se sont lancés dans des films assez ambitieux : Jacques Rivette, Jean-Luc Godard… on peut dire que vous avez trouvé une petite place, que vous faites des films charmants, que vous n’allez pas plus loin ?

F.T. : Oui, mais je pourrais inverser cela. Je ne veux pas dire du mal des autres. Mais je fais des films qui ressemblent à ceux que j’aimais en tant que spectateur. J’aimais Le Corbeau de Georges Clouzot, Les Enfants du paradis de Marcel Carné... J’aimais les films que tout le monde voyait, j’aimais les films - encore une fois - qui rassemblaient les gens.

Je ne peux pas faire partie d’un groupe. Je ne veux pas dire de mal des intellectuels, mais je suis un cinéaste pour public normal, j’aime raconter des histoires que tout le monde comprend. Je détesterais qu’à la sortie de mes films, il y ait seulement dix personnes qui aient compris et qui soient obligées d’expliquer aux autres, parce que j’aime ce qui est simple, j’aime les histoires normales. Il y a même un élément de mélodrame dans mes films. Seulement, à l’inverse de vous qui vous dites : "C’est confortable", on peut dire : "C’est courageux", puisqu’il y a une peur affreuse du mélodrame : aujourd’hui, plus personne n’ose dire qu’il aime Charles Dickens ou Les Misérables.
Comment vous dire... un autre confort, c’est de refuser le jugement. Si vous faites des films que les gens ne peuvent pas juger parce qu’ils ne comprennent pas l’histoire, c’est très confortable : on n’attaquera jamais votre scénario s’il est incompréhensible.
Ce que je veux dire, c’est que faire un film où les spectateurs ne savent pas si ce que vous montrez ce sont des images du passé, du futur ou du présent, constitue une situation assez confortable, et vous pouvez faire des conférences entières là-dessus, les gens vous écoutent bouche bée même s’ils se sont ennuyés.
Dans le fait de raconter une histoire, je trouve aujourd’hui un certain courage, parce que les gens sont devenus de plus en plus articulés, de plus en plus intelligents, de plus en plus sceptiques. Il y a eu des milliers de films, des milliers de scénarios, et de nos jours, quand on raconte une histoire, on est jugé sur cette histoire.

Dans La Nuit américaine, je vous assure que de nombreux metteurs en scène auraient choisi la solution de rendre "Je vous présente Pamela" incompréhensible. C’était très facile et on aurait dit : "Ah oui, c’est un type qui fait un film poétique sur sa vie ". Bon, j’ai choisi un mélodrame, l’histoire d’une fille qui part avec son beau-père. Je l’ai fait raconter trois fois pour qu’on sache bien de quoi il s’agissait, et j’accepte qu’on juge cette histoire-là. Et on ne s’en est pas privé.

On a écrit : "Le film dans le film est une connerie". Eh bien, j’ai couru ce risque - car je savais qu’on dirait cela - mais il était indispensable de le faire.
En effet, pour faire un film de comédie, il fallait que le film soit un drame, et pour que chaque scène soit intéressante à regarder, il fallait qu’on puisse la replacer dans une histoire facilement résumable, qu’on avait racontée au début, afin qu’on comprenne chaque scène de tournage.

J.C. : À propos de La Nuit américaine, on a l’impression que pour vous le film n’existe pas en tant que produit final, mais plutôt qu’il existe en tant que résultat d’un jeu. Par exemple, on voit pas mal de moyens mis en place, on insiste sur les décors.... On a l’impression que vous aimez bien être au milieu de l’équipe et que ça vous plaît de créer tout ce monde un peu artificiel. Le film n’existe pas dans votre tête avant, mais il existe comme le résultat de ce jeu, comme un mécano qu’on monte par exemple.

F.T. : Oui, je crois que c’est un jeu. Disons que j’ai montré un tournage plus luxueux que celui de mes films. Le seul film que j’ai fait dans ces conditions-là était Fahrenheit 451, en studio à Londres.
D’habitude, je filme des décors naturels. En montrant ce tournage, j’ai voulu faire une synthèse de l’Europe et de l’Amérique. Si pour les Américains ça paraît un petit tournage, pour les Français, c’est un tournage important. Je l’ai fait en studio parce que l’aspect visuel du film comptait. Je ne crois pas qu’il y ait un film de réflexion cinématographique à faire sur le tournage de La Maman et la putain. Il y en aurait peut-être un, mais ce serait un autre film, ce n’est pas ce que je voulais faire dans La Nuit américaine.

Si vous voulez, je crois qu’il y a quelque chose d’un peu frivole dans le cinéma, d’un peu narcissique ou égoïste, et je pense que quelqu’un qui n’aurait pas du tout ce sens du jeu serait amené à abandonner le cinéma.
Je pense même que c’est pour cela que Roberto Rossellini l’a abandonné. Parce que vous mettez, dans le cinéma, plus de trois mois pour faire quelque chose qui dure environ deux heures et dans lequel vous donnez moins d’informations que dans une page du Monde.
C’est-à-dire que, pour quelqu’un qui a vraiment des choses à communiquer aux autres, je pense que la littérature ou une conférence à la télévision est le meilleur moyen. Si on fait du cinéma, on aime la vie d’équipe, on aime l’idée que, pendant trois mois, on vit en dehors du monde et que l’on n’a même pas besoin de répondre à son courrier parce que les gens respectent beaucoup un metteur en scène en tournage. Il faut se rendre compte qu’on crée trois minutes de film par jour à peu près.

Reprenons l’exemple de Roberto Rossellini : c’est vraiment l’homme que j’ai vu se dégoûter peu à peu du cinéma à cause de cela. C’est un homme qui n’aime pas jouer, il aurait continué à faire des films s’il avait pu les faire en quatre ou cinq jours, mais, comme il ne le pouvait pas, il a arrêté. C’est son histoire. Peu à peu il est arrivé à commander toute une équipe, et les films se faisaient sans lui, parce que ce qu’il aimait c’était rester dans son bureau ou chez lui et commander tout ça à distance. Je pense à cela quand je vois au contraire quelqu’un comme Alfred Hitchcock qui, à 73 ans, tourne  Frenzy dans les rues de Londres, et je me dis : "C’est bien à son âge d’avoir encore envie de jouer", parce que je ne suis pas sûr que, moi, j’aurai encore envie.

Donc, je suis d’accord pour dire que c’est un jeu et que c’est frivole par rapport au travail d’un journaliste, parce qu’il y a une disproportion entre ce qui est dit et le temps qu’il faut pour le dire. C’est pour cette raison que l’idée d’avoir quelque chose à dire par le cinéma est un peu douteuse, parce que la part de jeu l’emporte toujours.
Costa-Gavras, dans État de siège, montre la réalité de l’Amérique du Sud, ce qui se passe avec les enlèvements de diplomates, les mouvements révolutionnaires. Mais en fait, l’amusement qu’il prend est le même que celui qu’on prend à un film policier. Il est là avec un haut-parleur et dit : "120 types dans cette rue-là... Maintenant, courez dans l’autre rue". Pendant qu’il fait cela, j’ai l’impression qu’il perd de vue les Tupamaros, et qu’il est exactement en train de faire un film de Alan Ladd ou de James Cagney.
Simplement, à l’arrivée, la critique dira que ce film sert à quelque chose. Ce ne sera pas un alibi parce que Costa-Gavras est quelqu’un de sincère, mais l’idée que le film "sert à quelque chose" est pour moi très "ambiguë".

Propos recueillis par Étienne Ballerini, Alain Théry, Roger Caracache et Bernard Oheix.
Cannes, novembre 1973.
Jeune Cinéma n°77, mars 1974

1. François Truffaut a été assistant-réalisateur, en 1956, de Roberto Rossellini notamment pour Carmen et La Décision d’Isa, deux projets qui n’ont jamais abouti.

2. Cf. "Entretien avec Jean Gruault", Jeune Cinéma n°166, avril 1985.
Cf. aussi "Jean Gruault, un vie, une œuvre", Jeune Cinéma en ligne directe (13 juin 1985).



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